Jann Halexander, L’Entre 2 (Angers), 1er mars 2024 – 3/3
Voilà bien l’avantage des chanteurs qui ont un rien de vécu scénique sans être cynique : s’il est inenvisageable de ne pas envoyer la sauce de leurs tubes pour assaisonner leurs concerts, quand doivent-ils en tartiner le plat et à quelle dose pour que le résultat soit savoureux sans virer vers l’écœurant ou l’impression de fade que donne parfois le « super mais déjà trop entendu » ? On subodore que cette question, Jann Halexander se l’est posée moult fois, lui qui a quelques incontournables dans sa besace (on pense à Marie-Paule Belle qui, avant « La Parisienne », lance parfois : « Alors, pour ceux qui ne sont venus QUE pour celle-là… ») mais aussi des raretés et des nouveautés. L’équilibre entre les ingrédients tout comme le déséquilibre qui donne sa sapidité originale au mets est une constante dans sa quête de la set-list moins idéale que percutante. Car, enfin, c’est bien à ça que sert un concert de chanson :
- percuter,
- renverser, en d’autres termes,
- surprendre et émouvoir.
Jann Halexander envoie donc à dessein, après « Miss Amelia », alors inédit, cet étrange « Poisson dans mon assiette », un de ses succès où il raconte comment, après avoir « découpé la tête et la queue » de son poisson au restaurant (miracle du surréalisme discret…), il y découvre un migrant en kit. La chanson est un parfait exemple de l’ambivalence d’un hurluberlu qui peine à « raconter des horreurs » sans y glisser une once d’humour non pas comme on s’excuse mais comme on ajoute un peu de harissa sur une merguez déjà corsée. Sans doute pas plus fan du couscous que de la bouillabaisse, l’artiste ne s’inscrit pas moins dans une tradition de la chanson à texte prompte à souffler le chaud pour avoir le froid, et réciproquement. Il n’aime d’ailleurs rien tant que cette idée non pas de lignée mais de tradition des fabricants de chanson avec de la musique ET des paroles dedans qu’il explore
- en piochant dans divers genres très repérables,
- en reprenant des prédécesseurs qu’il apprécie ou admire, de Pauline Julien à Michel Fugain ce soir-là,
- en faisant la courte échelle à d’autres chanteurs moins connus que lui – ce récital ne fera pas exception à la règle, et
- en réfléchissant, métatexte à l’appui, sur ce qui construit à la fois sa joyeuse banalité le faisant pour partie « ressembler à », donc sa précieuse spécificité l’extrayant du jeu des comparaisons, quelque utile puisse-t-il être parfois.
C’est de cette logique entre inclusion et exclusion que procède « Comme dans une chanson d’Anne Sylvestre » où, citant la grande dame trop souvent écrasée sous l’étiquette devenue putassière de féministe, il promet de « ne faire que passer ». La référence est à tiroir car Anne Sylvestre elle-même se rêvait « comme Hig’lin, comm’ les copains » afin de claquer, enfin, « une chanson d’amour ». De la sorte se déploie ouvertement la réflexion identitaire, même si le terme passe aujourd’hui pour une insulte, qui structure l’œuvre de Jann Halexander, ce qu’annonçait « Le mulâtre » placé en ouverture.
« Ornithorynque » plonge dans la zoologie pour évoquer un autre mulâtre, « moitié canard, moitié castor ». Chez Jann Halexander, l’animalité est révélatrice. Point de condescendance, ici, envers nos frères vivants : si l’animal révèle l’homme, c’est que l’homme est un animal. Il en a les besoins, les pulsions, la finitude, bref, les grandeurs et les petitesses. À l’instar des autres animaux, peut-être, il ne se considère pas comme un animal. Il a conscience de ce qu’il estime être sa spécificité. Autrement dit, on retrouve ici la non-binarité de Jann Halexander, à la fois dedans et dehors, totalement animal et résolument homme donc totalement animal, etc. Ce battement, ou plutôt cette conscience du battement, participe des fêlures importantes alimentant l’inspiration de l’artiste.
Aussi « Ballade pour un enfant », inédit offert au public angevin, pourrait-elle paraître hors jeu, cette déclaration d’amour à un enfant n’étant en apparence pas teintée de relativité ou d’ironie – au contraire, l’auteur prend soin de ne se défiler devant aucun passage obligé, les syllabes couramment muettes ici volontiers prononcées faisant office de cerise sur le gâteau. Pourtant, là encore, l’apparente unicité de cette quasi berceuse sert de révélateur. Elle révèle notamment
- la mélancolie consubstantielle au chanteur (le « sourire » qu’il arbore tranche, admet-il, avec sa mine habituelle),
- son envie de se séparer fût-ce sporadiquement de toute grisaille (le bébé étant « une nouvelle note de musique dans cette longue partition que l’on appelle la vie »),
- le syndrome de l’imposteur qui frappe l’homme plus que l’artiste (il admet avoir « peur de ne pas être un sommet, de n’pas être à la hauteur »),
- les renoncements, trahisons et ratés qui ont construit l’adulte en le séparant de son enfance autant qu’en l’aidant à l’apprivoiser (le bébé lui rappelle l’enfant qu’il n’est plus, autrement dit la manière dont il travaille, humainement et artistiquement, feue sa propre enfance).
Et c’est ainsi que la chanson joyeuse se teinte malgré elle d’une mélancolie plus douce qu’amère. Sous ses airs mignons tout plein, l’aveu autobiographique est sans doute assez poignant pour que l’artiste cède alors la scène à Charlotte Grenat, son invitée du jour.
Fidèle à ses us, Jann Halexander n’offre pas une vitrine généreuse mais limitante au featuring. Ce soir, il concède à Charlotte
- un solo (« Les petits chevaux du bonheur », contant la lutte entre la joie qui survient et le temps qui l’efface),
- un duo autour de la guitare de cette chanteuse à la voix sûre et au personnage de saltimbanque très affirmé (« Les gens qu’on aime », contant la lutte entre l’affection que l’on porte pudiquement et la certitude de la mort qui surviendra sans peut-être que l’on ait osé exprimer ces étranges machins que sont les sentiments),
- un duo pour lequel l’artiste se pose au clavier (rare « Pont Verdun », où la ville d’Angers devient un danger pour ceux qui se méfient de l’amour) et
- un rôle de choriste sur l’inédit « Je reviens de Différence »,
l’ensemble formant comme un habile decrescendo (chanson solo, chanson de Charlotte en duo, chanson de Jann en duo, chanson de Jann sans parole pour finir).
Pour « Je reviens de Différence », l’artiste ose une formule rare sur scène : il dit d’abord le texte puis le chante, sans doute une manière d’emphasize, ainsi que le glisseraient les Anglo-saxons, sur des paroles qui semblent synthétiser les tensions internes préalablement signalées. Tel Gilles Vigneault, le mulâtre a un pays sauf que le sien n’est pas l’hiver mais Différence. Dans ce Youkali – chanson que l’artiste aime à interpréter sur scène – halexandérique, il est surtout question
- d’amour donc de non-reproduction (faire des enfants, oui oui ; espérer se cloner en eux, non non),
- de liberté donc de reprogrammation de notre logiciel de pensée pour le moment largement construit sur
- des stéréotypes,
- des frontières, autrement dit
- des frilosités d' »âmes grises », et
- d’inspiration à piocher dans des mythes régénérateurs
- (le vent,
- le chant de la pluie,
- l’amour sans la possession),
le tout étant articulé autour d’un projet : ne pas regretter d’avoir aimé. Comme il n’y a pas de Youkali, Jann Halexander est bien obligé de se chercher une « Consolatio », chanson qui concluait son tour de chant sur la tournée précédente. L’idée ? Tout est catastrophique, mais rassurons-nous : ça pourrait être pire et qui sait si ça ne devrait pas tarder. Deux bis concluent ce moment où artiste et public protéiforme se donnent avec bonheur. Le traditionnel « Mesdames et messieurs, je vous aime », par lequel l’artiste salue le salut que lui offre le public en lui permettant d’exprimer son tourment (salut que l’artiste offre probablement aussi au public, à la mesure d’une chanson,
- en le faisant anticiper allègrement le concert,
- en lui donnant l’occasion de se réjouir pendant 1 h 20, et
- en l’accompagnant d’earworms et de souvenirs quand il aura quitté la salle),
puis l’iconique « À table », qui est moins une charge contre les « dimanches en famille » qu’un libelle contre
- les contraintes évitables,
- l’hypocrisie structurante et
- la cécité que nous adoptons parce que c’est plus pratique ainsi.
Plus pratique, ça, incontestablement. Plus suicidaire aussi, peut-être.
Le responsable de ce concert personnel, intime et vibrant est sur scène ce vendredi 15 mars en concert au théâtre de la Clarté, à Boulogne-Billancourt (92).
(Quitte à vexer la vedette, admettons une nouvelle fois que nous avons beaucoup aimé le pianiste qui s’est produit en première partie du show principal. D’où ce dernier souvenir…)