Jann Halexander, L’Entre 2 (Angers), 1er mars 2024 – 2/3

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Jann Halexander à L’Entre 2 (Angers), le 1er mars 2024. Photo : Bertrand Ferrier.

 

Un concert de Jann Halexander, c’est certes une bonne ambiance telle que nous l’avons décrite ici ; mais c’est aussi, ô surprise, un concert (si, si). Celui du premier mars s’annonce comme l’amorce d’une nouvelle tournée polymorphe comme les apprécie l’artiste. S’y retrouvent pêle-mêle des dates de prestige comme ce 15 mars, au théâtre de la Clarté (92), des dates « chez les gens », des dates à l’internationale avec notamment une incursion programmée au Gabon et des featurings aussi divers qu’ à l’occasion de mon prochain tour de chant, le mercredi 26 juin, à 19 h, au théâtre du Gouvernail (Paris 19), que le vendredi 27 septembre, à la collégiale de Montmorency (Val-d’Oise) pour un hommage au compositeur multifacettes Yannick Daguerre. On pourrait croire à un tour de chauffe – il n’en est pas tout à fait rien mais un peu quand même puisque le guitariste changera entre le 1er et le 15, et que la set-list sera affinée et personnalisée.
Avec le sens de la pâte sonore qui le caractérise, Sébastyén Defiolle entre le premier dans la petite arène de l’Entre 2 pour faire monter un prélude tout à fait pimpant. Le chanteur arrive, mine sombre, T-shirt noir, jean noir et, légère entorse au dress-code, veste noire à paillettes. L’hurluberlu, capable d’excentricités comme de donner un concert en peignoir, a opté cette fois pour une sobriété concentrée et tempérée par l’éclat des sequins – un choix qui fait écho à son titre d’ouverture, « Le mulâtre », oscillant entre

  • texte parlé,
  • sprechgesang,
  • chant et
  • coda improvisée.

L’artiste « vaguement blanc, vaguement noir » et son accompagnateur-arrangeur tuilent joliment le premier titre sur « Aucune importance », l’une des chansons indispensables d’un récital halexandérien. Ainsi installe-t-il un personnage tiraillé entre les fêlures intérieures et une capacité à la résilience, du moins apparente, dont il nourrit son travail. Ce balancement, annoncé d’emblée, entre l’homme « aimant les hommes, aimant les femmes » et le quadra « ayant des capric’ de vieill’ dame », se retrouve aussi dans ses tentations contradictoires entre admettre ses brisures et prétendre que, finalement, rien n’a d’importance – son dernier disque ne s’intitulait-il pas Consolatio ? Sébastyén Defiolle brille par un accompagnement subtil et efficace associant

  • accords pertinents et harmonies sachant pousser la mélodie de l’avant grâce à d’audacieuses dissonances,
  • contrechants solistes qui semblent tantôt fixés tantôt inspirés par la vibe de l’instant, et
  • main droite habile sachant osciller entre délicatesse, fonctionnalité et percussivité.

Concentré sur son propos, Jann Halexander évite de parler à son public. En l’espèce, c’est bien vu : la proximité de cette salle de cabaret ne rend pas nécessaire la verbalisation immédiate du contact. Pour le moment, le chanteur préfère que cette communication passe par

  • l’intensité de l’interprétation,
  • le plaisir partagé d’un répertoire connu… et
  • la reprise inattendue de « Chante la vie, chante » de Pierre Delanoë et Michel Fugain.

On peut analyser cette curieuse cover de trois façons.

  • D’abord, elle prolonge la marque halexandérique associant mélancolie fataliste et masque festif de la chanson – il s’agit de chanter comme si on devait mourir demain, quand même.
  • Ensuite, elle fait écho au goût de Jann Halexander pour l’ambiance foutraque du Big bazar, ces spectacles colorés, ambitieux et volontiers décalés sinon décadents.
  • Enfin, elle traduit la revendication du chanteur de ne pas être underground id est de ne pas s’enfoncer dans le snobisme élitiste qui coupe la chanson qualitative d’un public sinon plus vaste du moins plus métissé.

Sous les aspects joyeux d’un hit connu de tous ses auditeurs, se niche donc une conception artistique d’une cohérence très convaincante. Plutôt que par le sous-titrage (activité évidemment très noble en spectacle quand elle est mue par une nécessité intérieure), le partage avec le public s’effectue en chantant la coda lalalaïsée (et hop) avec lui. Ce soir-là, on regrette d’autant plus qu’un caméraman mobile soit aussi encombrant et aussi peu soucieux de la vie privée des spectateurs, obligeant les zozos présents à prendre méchamment sur eux pour ne pas lui intimer de cesser ses évolutions agaçantes et ne pas complètement sortir du spectacle (voire de la salle). Ce problème de l’envahissante fabrication des souvenirs est hélas récurrent lors des premières de Jann Halexander – nous l’avions par exemple évoqué aussi ici. Que ceux qui s’apprêtent à aller applaudir le zozo soient rassurés : c’est bon, nous y avons eu droit ; selon toute logique, ils en seront débarrassés !
« C’était à Port-Gentil » qui enquille derrière Michel Fugain creuse la veine du déracinement gabono-canadien avec un art du swing paisible que le chanteur valorise par une sobriété bien venue. On s’attend à ce que l’interprétation finisse par s’enflammer, mais Jann Halexander déjoue la logique musicale en restant dans une veine douce-amère d’une belle tenue et raccord avec les paroles. De la sorte s’installe un climat presque hypnotique dont on suppute qu’il a été finement pensé lors de la constitution de la set-list. Comme si, après vingt ans de scènes prestigieuses ou riquiquites, et hop, l’artiste envisageait d’aborder la suite avec un mélange de maturité et de lucidité.

 

Sébastyén Defiolle à l’Entre 2 (Angers), le 1er mars 2024. Photo : Bertrand Ferrier.

 

« Rester par habitude » ne dit pas autre chose, qui capitalise sur l’association entre une mélancolie structurelle et un balancement rythmique fort coquet. L’amour serait-il pas cet étrange sentiment dont le prolongement passe par

  • l’enkystement dans la répétition rassurante comme un balancement autiste,
  • l’enlisement dans la simplicité des liens sociaux rodés que l’on ne veut pas s’embêter à remettre en cause, encore moins s’escrimer à réinventer,
  • voire l’enfoncement dans des projets médiocres dont, heureusement, on sait qu’ils ne seront jamais réalisés ?

Tout cela est suggéré avec

  • la violence de la douceur,
  • l’abrasivité du mot tranquille,
  • la causticité du renoncement,

si bien que l’ennui ne guette jamais. Au contraire, la tension quasi oxymorique entre, d’une part, la simplicité des mélodies et l’efficacité du groove discret, et, d’autre part, la raucité du texte et l’acceptation du réel par l’artiste,

  • captive l’oreille,
  • titille le cœur,
  • nourrit l’esprit.

 

 

L’intérêt est renforcé par la découverte de « Miss Amelia », une nouvelle chanson autour de la condition féminine bafouée, dont la formule descendante liminaire et la tonalité rappellent le début de « Chinamour » de Romain Didier. Rien ne sauve l’homme – peu importe son sexe – de la mélancolie, même « la chaleur du Midwest » qui ne peut étouffer les élans anthropiques. En somme, le mystère Halexander naît de cette capacité à chanter « des choses désespérantes » en les transformant non pas en roses éclatantes mais en sentiments acceptables. Avec ses chansons, l’artiste paraît chercher à

  • cerner,
  • apprivoiser et même
  • faire fructifier

les aléas de l’existence que l’on appellera plus tard notre biographie.  Au vu et ouï du succès que ce projet rencontre à L’Entre 2, cette pulsion de vie résonne fort chez les spectateurs divers et passionnés que l’homme aux paillettes noires a su rassembler !

 

À suivre…