Isabel Gehweiler + Fiona Hengartner – Notre amour (Solo musica) – 3/3
S’il ne restait qu’une expression chérie des musicologues (et singulièrement de l’ami saxophoniste Pierre-Marie Bonafos), ce serait probablement la « forme en arche », qui désigne
- une montée d’intensité,
- une acmé puis
- une décrue,
le défi d’interprétation consistant à conserver un intérêt égal de l’auditeur dans les trois phases d’écoute. C’est ce projet qu’ont échafaudé Isabel Gehweiler et Fiona Hengartner avec Notre amour, leur disque tout frais paru chez Solo Musica. Nous avons raconté la première partie de l’album, partagée entre Bloch et Fauré, puis la deuxième, constituée par la Sonate pour violon de César Franck, transposée au violoncelle. La troisième partie s’ouvre sur une autre pièce pour violon et piano présentement violoncellisée : la « Berceuse » de Germaine Tailleferre, publiée en 1913. Balancée par
- son rythme ternaire (en l’occurrence, un 6/8),
- son tempo paisible (andantino) et
- sa tonalité majeure (Mi, en l’espèce),
la miniature gagne au violoncelle la profondeur qui tranche avec l’insouciance enfantine de la version pour violon. Demeure l’impression de tranquillité qui sourd
- d’une mélodie bien troussée,
- d’une harmonisation fouillée,
- de modulations habiles et
- d’une interprétation qui sait être tendre sans la moindre espèce de gnangnantise
- (vibrato maîtrisé,
- allant,
- phrasé soigné).
Une gourmandise qui ne se refuse pas !
Vingt ans plus tôt, Fauré arrangeait un projet orchestral et drrramatique pour violoncelle et piano. Voici donc le retour de Gabriel avec sa Sicilienne op. 78, devenu un golden hit dont le succès ne se dément pas. Dans le disque, la pièce est sans doute placée à cet endroit car elle partage certaines caractéristiques de la « Berceuse » (mesure de 6/8 et tempo andantino) tout en assumant sa singularité (on est en mineur, comme l’exige le genre).
- Limpidité des doubles,
- clarté des contrechants et
- finesse des nuances
séduisent chez Fiona Hengartner.
- Attaques recherchées,
- intensité des couleurs et
- variété des sonorités
émeuvent chez Isabel Gehweiler. Tout cela est exécuté sans sentimentalisme, avec une apparente simplicité qui n’est jamais négligence ou banalité mais toujours intériorité et souci du texte. Et ce n’est pas parce que l’œuvre suivante s’appelle « Pièce romantique » (une appellation que chérissait Cécile Chaminade) que l’on doit s’attendre à davantage d’eau de rose. Cet arrangement du premier volet de l’opus 9 pour piano reste andante mais passe au majeur et revient au binaire (2/4). Nous voilà conviés à une promenade champêtre où la mélodie, originellement confiée à la main gauche, s’épanouit dans
- les vibrations des cordes frottées,
- les échos des cordes frappées et
- une transcription qui sait allier fidélité et bonnes idées
- (ainsi des questions-réponses,
- du duo à la tierce et
- du choix de ne pas laisser le violoncelle finir sur la tonique).
Preuve d’une conception ouvragée, après l’écho berceuse / sicilienne, l’aventure se clôt sur le duo Pièce romantique / Märchen similaires par leur mesure (2/4), leur tempo (andante) mais distincts par leur mode (on finit en mineur). Belle occasion d’entendre une œuvre de Paul Juon (1872-1940), un Russe émigré en Suisse que certains marketteurs ont étiqueté comme le Brahms russe. De son « Conte de fées », les interprètes rendent
- la sensibilité,
- la qualité d’écriture
- (variété,
- dépassement du rôle d’accompagnement confié au piano,
- sens du développement transformant le 2/4 en 6/8 sautillant… et retours,
- intuition mélodique convaincante,
- structure duelle qui s’extirpe du trop attendu ABA) et
- l’éventail de couleurs
- (sérénité,
- légèreté,
- emportement,
- mélancolie…).
Une découverte qui clôt un disque superbe et captivant de bout en bout… et même après, puisque la question demeure : pourquoi une mélodie de Fauré a-t-elle donné son titre à l’ensemble ? Écartons l’hypothèse d’un titre sciemment nunuche par croyance marketing voire faussement autobiographique pour buzzer un peu : la qualité du travail proposé semble exclure de tels errements. Posons plutôt que, sans mystère, le monde, musique comprise, serait sans doute fort ennuyeux, et que la vie est trop courte pour se barber avant d’affronter le repos éternel. Mieux vaut donc profiter de la musique, mystères inclus !
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