Irakly Avaliani joue Robert Schumann (2009) – 1/8
1837. Robert Schumann compose sa première série de Pièces de fantaisie, l’opus 12, où il met en musique son côté rêveur aka Eusebius, et son côté passionné, aka Florestan. C’est par ce cycle qu’Irakly Avaliani ouvre son disque Schumann, sponsorisé par le groupe Balas et pouvant passer, seize ans plus tard, comme un habile hommage au disque physique, cette espèce en voie de disparition. En effet, le livret, au lieu de nous bassiner d’informations dont on se tampiponne (« Robert Schumann est né le 8 juin 1810 à Zwickau d’un père… / – Excuse-moi de t’interrompre mais ton laïus ne m’intéresse pas du tout. Tu peux me dire où est le gaz ? »), permet un échange entre manière de poème de Nancy Huston et des œuvres tant abstraites que mouvantes de Masha Schimdt. Comme le disque n’est plus guère disponible à la vente, nous n’évoquerons presque pas cette partie du projet, mais nous ne pouvions la passer sous silence tant elle s’inscrit dans une recherche de synesthésies
- (musique,
- littérature,
- peinture)
que Nancy Huston appelle ici des « Embrasements ». Or, c’est bien cette friction dans l’unité que les spécialistes experts et autres sachants savants ont désignée comme clef-de-voûte de la musique de Robert Schumann,
- tantôt Eusebius,
- tantôt Florestan, et
- parfois ambigu.
Nulle ambiguïté sur « Des Abends » (Au soir) qui nous plonge « très intimement » dans le mood d’Eusebius… et pourtant, la métrique est, sans être embarrassée, embrassée et embrasée, au sens hustonien du terme, puisqu’elle est à la fois binaire (deux temps par mesure) et ternaire (deux triolets de doubles croches par mesure). Avec délicatesse, Irakly Avaliani nous plonge dans le balancement façon boîte à musique. Là encore, la régularité du débit dialogue avec la métrique. De fait, la mélodie égrène trois notes par mesure. Il y a donc à la fois
- une mesure à trois croches,
- une mesure à deux temps, et
- une mesure à six doubles croches ;
et c’est de la même mesure qu’il s’agit. Pareillement, la tonalité de Ré bémol paraît être une évidence. Pourtant, elle s’orne de nombreux accidents qui en aiguisent le charme, et elle n’hésite pas à moduler puis à réapparaître en transformant un fa dièse en sol bémol. Rien, donc, d’anodin dans le calme clapotis de la rêverie étale ; voilà précisément ce que l’interprète parvient à évoquer grâce à
- un jeu sûr fuyant à raison l’agogique sentimentaliste,
- un allant savamment dosé qui s’autorise de respirer aux moments-clés, et
- un toucher soyeux qui ne sombre jamais dans la mièvrerie.
« Aufscfwhung » (Essor) doit être joué « très rapidement. Autant dire que Florestan reprend le lead dans ce 6/8 en fa mineur. Nous voilà embarqués d’entrée par
- la tonicité digitale,
- la mobilité tonale,
- l’agilité fine de la polyphonie,
- le travail sur la caractérisation des différents registres et
- le plaisir de l’itération qu’animent des foucades réjouissantes.
À ces fins, l’interprète préfère
- le clair-et-net au spectaculaire,
- l’énergique au bruyant, et
- la nuance au contraste flashy.
De la sorte, il semble traduire l’ambiguïté schumanienne qui s’exprime y compris sous son personnage d’ultrajouisseur. De fait, même sous un discours d’apparence légère, apparaissent, via
- les changements de mode (mineur / majeur),
- les différences d’atmosphères,
- les tentations presque rhapsodiques parfois à peine couturées ou masquées par l’urgence du propos
moult
- failles,
- sous-jacents sombres et
- constats de l’insaisissabilité du désir voire du plaisir de jouir.
« Warum? » (Pourquoi ?), revient au deux temps et au Ré bémol cher à Eusebius, lequel est ici censé s’interroger sur les excès de Florestan, cet autre lui-même. La perplexité se lit notamment dans
- l’indication couronnant la partition (« lent et tendre », pour une réflexion censée être espantée par une attitude incorrecte, c’est curieux…),
- l’harmonisation in medias res (on ne commence pas sur un accord de Ré bémol),l
- es
- les contretemps structurants, qui semblent inclure le mouvement dans leur propre caractère obsessionnel,
- l’évolution de de la mélodie hésitant de façon presque joyeuse entre soprano et alto puis basse, donc entre légèreté aigüe et gravité,
- la souplesse inattendue de la très stricte mesure
- (enjambements,
- ritendi,
- notes additionnelles),
- les croisements de mains rejetant l’opposition latéralisée entre graves à gauche et aigus à droite,
- la reprise semblant se ronger les sangs en attendant une réponse, ainsi que
- la composition d’ensemble suggérant d’enchaîner ce mouvement et le suivant.
Tel paraît être cet embrasement-embrassement évoqué par le texte de Nancy Huston et par les intrications plastiques fomentées avec énergie par Mascha Schmidt : non point une dichotomie clivant le poète gnangnan et le joyeux jouisseur, mais une fusion en partie aléatoire où la schizophrénie cède le pas à une bipolarité à la fois violente et tempérée. Par son interprétation
- soignée,
- engagée et
- subtile,
Irakly Avaliani laisse entendre en connaisseur que le narratif est illusion. En réalité, il n’y a pas d’un côté Florestan, de l’autre Eusebius. L’un n’est pas l’excuse de l’autre. L’autre n’est pas la miniature mignarde de l’un. Robert Schumann les rassemble en les opposant, et son interprète nous introduit dans cette vivacité thymique qui a quelque chose d’autobiographique pour beaucoup d’entre nous – du moins, j’espère. La prochaine notule se demandera s’il en est de même pour les chimères qui intitulent le quatrième épisode du cycle…
Pour écouter gracieusement l’intégralité du disque, c’est ici.