Irakly Avaliani joue Frédéric Chopin – 4/6
Au rayon musique, les sachants sachant s’adresser au grand public considèrent parfois Frédéric Chopin comme un gâteau multigoût, dont ils présentent les parts comme un camelot vanterait tour à tour
- son presse-agrumes miracle,
- son couteau incurvé idéal pour impressionner vos invités en découpant à la perfection vos melons – et je ne parle pas de ce que je vois devant moi, chère madame, hahaha, ou
- son ramasse-miettes à piles faisant aussi ventilateur (penser toutefois à vider le réservoir avant d’inverser les fonctions, évidemment).
Appliquée au compositeur, cette partition, et hop, distingue par exemple
- les valses comme une musique de salon,
- les nocturnes comme une musique de l’instant en forme de journal intime,
- les polonaises comme une musique de l’identité,
- les mazurkas comme une musique de la nostalgie, etc.
Va, donc, après
- la barcarolle opus 60,
- les trois nocturnes-tubes et
- la spectaculaire polonaise-fantasie,
pour trois danses nostalgiques, même si Irakly Avaliani fait l’effort de glisser une œuvre en majeur – donc censément souriante – au milieu des deux mazurkas en mineur – donc a priori pas super, super gaies.
La mazurka op. 30 n°4, en ut dièse mineur, s’ouvre sur un prélude claudiquant dont l’interprète traduit l’hésitation qui n’est pas que tonale car elle s’appuie itou sur
- des rythmes pointés de vitesse variable,
- des contretemps tonifiants et
- des appuis contre-intuitifs pour un non-Polonais-natif.
Aux larges arpèges de la main gauche répond une main droite partagée entre mélodie et broderies
- (mordants,
- triolets de doubles croches,
- appogiatures).
Le pianiste s’amuse à envelopper le texte de mystère en accentuant la tension entre
- danse chaloupée où le temps fort est sur le temps faible
- (régularité du dessin rythmique,
- clarté du lead,
- fonctionnalité de l’accompagnement) et
- musique savante réinvestissant les contraintes folkloriques (jeu notamment sur
- la suspension par exemple des points d’orgue,
- l’irrégularité des grupetti et
- le prolongement de la croche par les choix de pédalisation).
La science de la respiration, qui n’est en l’espèce rien d’autre que l’art de répartir les notes dans l’espace temporel, invite l’imagination à la grâce chorégraphique, entre
- figures imposées,
- liberté du mouvement et
- attention à une musique prévisible seulement en partie.
On goûte donc
- le swing des accents,
- la jubilation des trilles,
- la souplesse de l’agogique finement dosée,
- la légèreté tranquille des basses bondissantes,
- l’irisation des nuances et
- la maîtrise d’un tempo polymorphe, associant
- allant,
- emballement et
- suspension, et même
- le plaisir malicieux de la descente chromatique finale jusqu’à un dernier accord comme prêt à repartir sur la danse suivante, faute d’une conclusion pleinement satisfaisante.
La mazurka op. 67 n°3, en Ut, est assurément choisie pour contraster avec la précédente. Outre le mode plus solaire,
- la légèreté du lead,
- la dynamique du tempo et
- la clarté du discours
proposent une facette différente du même groove. Ici, sous les doigts d’Irakly Avaliani,
- nuances,
- accents et
- contrastes
sont plus vivement caractérisés. L’effet joyeux est garanti, d’autant que cela n’exclut pas des effets d’une belle efficience musicale
- (complémentarité des trois voix principales dans la micropartie centrale,
- ritendo qui, en effet, est plus retenu que ralenti, et
- fermeté des doigts reprenant presque avec bonhommie la fredonnerie initiale),
qui nous incitent à redemander un peu de champagne pour les oreilles !
La mazurka op. 17 n°4, en la mineur, est la plus développée du trio sélectionné par le pianiste. C’est aussi la plus célèbre et peut-être la plus riche tant elle
- associe,
- fait contraster et
- parvient presque à mélanger
les deux caractères possibles de la mazurka entre jubilation et mélancolie – Jean-Marc Luisada l’explique bien aux pianistes amateurs dans cette vidéo. L’auditeur attentif y retrouve des caractéristiques ouïes dans la première mazurka du programme :
- le mode mineur, bien sûr,
- le prélude mystérieux et, bientôt,
- la coda suspendue.
Irakly Avaliani y excelle grâce à
- son toucher à la fois aérien dans la lumière triste de la dextre et profond dans la dense pénombre (et hop, un chiasme !) de la senestre,
- sa manière de poser des notes
- (a tempo,
- dans la fluidité ou
- en les laissant attendre) et
- sa capacité à dompter le clavier plus en peintre ayant autorité sur sa palette qu’en musicien armé d’une impressionnante rangée de marteaux.
De même que le couscous est peu sapide sans la harissa (je sais pas, la comparaison m’est venue ainsi, alors bon, je tente), la mazurka n’est pas authentique si l’on en escamote l’étrangeté épicée. Sans en lisser les contours par des phrasés mous occultant le rôle du troisième temps, l’artiste semble dissoudre dans un flux plus libre que chaotique la complexité rythmique de l’œuvre exprimée notamment par la répartition et l’articulation
- des accents,
- des notes dans les grupetti,
- des pulsations ternaires,
- des rythmes pointés,
- des appogiatures et
- des indications « tenuto ».
La partie majeure semble chercher à s’envoler vers la lumière ; mais
- les trébuchements (triolets),
- la pesanteur de la main gauche et
- l’absence de développement
annihilent toute espérance dans un long fa aigu. Dès lors, plus de doute ! Il est vain d’escompter renouer avec
- le kif,
- l’insouciance et
- la très soutenable légèreté de l’existence.
La partie A de la mazurka revient, toutes
- mélancolie,
- nostalgie et
- acceptation fataliste
dehors. La coda entérine cet adieu à la joie
- de ce qui fut,
- de ce qui eût pu être, et
- de ce qui se perdit sans avoir seulement failli paraître.
L’interprétation sensible et grave qu’Irakly Avaliani propose de cette mazurka clôt ainsi un best of bref mais puissant émotionnellement, que devrait bousculer l’objet d’une prochaine chronique : un florilège de trois valses…
À suivre…
Pour écouter l’intégralité du disque, c’est par exemple ici.