Irakly Avaliani joue Frédéric Chopin – 2/6

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Première du disque. Visuel : Masha S.

 

Après la barcarolle joyeuse-et-pas-que qui ouvre son récital Chopin, Irakly Avaliani n’hésite pas à – pardon pour ce jargon technique – envoyer du pâté, via trois nocturnes. En effet, nul n’ignore qu’il existe deux sortes de morceaux de musique :

  • les hyperconnus et
  • les autres.

Les deux premiers nocturnes de l’opus 9 ressortissent sans conteste possible de la première catégorie – et le troisième nocturne choisi par l’artiste est lui aussi un golden hit.

 

 

Le numéro 1 est un Larghetto en si bémol mineur, mesuré à six noires par mesure. Irakly Avaliani choisit donc un tempo plutôt allant (c’est pas un largo, c’est plus léger que ça) qui a l’avantage de valoriser le swing du double balancement de six croches qu’aèrent les grupetti de sept, neuf ou onze notes. Ainsi, le charme

  • d’un clavier cristallin,
  • d’une pédalisation rigoureuse et
  • d’une agogique habilement limitée

a toute latitude pour opérer. On goûte

  • l’égalité des basses,
  • le souci d’une régularité qui n’est jamais corsetée mais évite à l’interprète de se vautrer dans le rubato réservé (dans le meilleur des cas) aux concerts de croisière,
  • la perfection des octaves,
  • le naturel des modulations, ainsi que
  • l’apparente liberté de la mélodie que paillettent

    • grupetti,
    • trilles et
    • inégalités.

Les nuances sont concentrées, de sorte que l’on n’en goûte que mieux les variations admirablement tuilées. La prise de son de Joël Perrot magnifie l’excellence d’un jeu qui, jusqu’à la lumineuse fin en Si bémol, se révèle davantage

  • sensible que sentimental,
  • réfléchi que flashy,
  • médité qu’explicitant.

Pour ceux qui préfèrent les questions aux réponses (autrement dit : pour les gens fréquentables), voici une version délectable.

 

 

Le deuxième nocturne de l’opus garde presque le même format, troquant le 6/4 pour le 12/8 (en clair, c’est toujours du ternaire mais pas le même). La grande modification est que, cette fois, on est en Mi bémol majeur, donc par essence dans un mood plus joyeux que pour le précédent nocturne. Quitte à capter des bruits parasites insistants en début de nocturne, la prise de son semble entrer dans la fabrication même du son (si) tant Irakly Avaliani parvient à gommer la percussivité a priori consubstantielle au piano.

  • La basse est posée,
  • l’harmonie comme gracieusement évaporée à peine a-t-elle été esquissée,
  • la mélodie est à la fois liquide et aérienne,
  • le spectre des nuances piano est d’une richesse fascinante (jusqu’à l’incroyable triple piano final),
  • la pédalisation fait rayonner le son sans le flouter,
  • le rubato injecte dans la troisième exposition et la coda ce qu’il faut de souplesse pour éviter la sensation de redite,
  • l’usage de l’agogique est très ténu, se contentant çà et là de laisser un fin courant d’air jouer dans le voilage de notre imagination.

En dire davantage serait en dire trop, donc mal ou pis, selon les goûts.

 

 

Le troisième nocturne de l’opus 9 est omis au profit du deuxième nocturne de l’opus 27 en Ré bémol (le huitième du genre dans le catalogue chopinistique). On reste dans le groove ternaire, la mesure formant manière de synthèse des deux précédentes : après

  • le 6/4 et
  • le 12/8, voici venu
  • le temps du 6/8.

Le pianiste a-t-il décidé de le caractériser hautement, voire avec un geste radical ?

  • Loin des versions extrêmes expédiant la partition en 5′,
  • loin aussi des interprétations habituelles autour des 6’10,
  • Irakly Avaliani avance sa version du Lento sostenuto en 6’25.

On comprendra plus tard – redoutable teasing visant à inciter à la lecture intégrale du post, tout ici est machiavélique – pourquoi ce n’est pas la lenteur qui saisit ici mais un sentiment

  • de paix,
  • de tranquillité voire
  • de bien-être.

Des agités du bocal de mon espèce pourraient craindre que cette impression soit synonyme de torpeur ou d’ennui. Alors, impavide, le musicien puise dans la partition de quoi dissiper nos craintes en ciselant singulièrement le rythme par la manière dont il

  • asseoit les premiers temps offerts à la basse,
  • égrène la régularité des doubles croches de la main gauche,
  • habite, par-delà son apparence de calme et de placidité, les embardées de la main droite

    • (appogiatures,
    • grupetti,
    • notes tenues,
    • rythme pointé,
    • phrasés spécifiques,

le tout pouvant se cumuler). On demeure ébaubi par

  • l’expressivité des piani,
  • la précision des touchers et
  • l’art
    • de jouer « con forza » sans forcer,
    • de moduler avec naturel,
    • d’articuler sans dégingander.

Quand le nocturne s’emporte, Irakly Avaliani sait habiller le thème principal d’une tonicité nouvelle. Quand l’œuvre hésite entre retour au calme et nouveaux emballements, il parvient à substituer une couleur à une autre instantanément ou progressivement, selon ce que sous-tend le texte. Sous ses doigts,

  • le cristal des suraigus tinte,
  • la basse demeure inébranlable, et
  • les derniers septolets injectent en toute discrétion cette dernière dose de peps qui rend la tranquillité supportable.

De la belle ouvrage qui justifie les dix secondes de silence glissées après la musique – l’interprète a donc respecté la durée canonique d’exécution. En revanche, il offre à ceux qui écoutent le disque en continu une respiration indispensable après ces trois tubes – d’autant plus indispensable que nous attend à la prochaine piste la remuante – c’est un euphémisme – polonaise-fantaisie que nous dégusterons dans une notule à venir avec les lecteurs qui nous font l’amitié ou la curiosité, voire les deux, de partager ces crash-tests !

 

À suivre…


Pour écouter l’intégralité du disque, c’est par exemple ici.