Irakly Avaliani joue Frédéric Chopin – 1/6

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Première du disque. Visuel : Masha S.

 

C’était encore un temps déraisonnable, en 2001 : des groupes spécialisés dans “le second œuvre technique” sponsorisaient des musiciens pour leur permettre d’enregistrer des disques. Ainsi de cet album Chopin fomenté par Irakly Avaliani au temple Cortambert de Paris, sur un Fazioli réglé par Jean-Michel Daudon et capté par Joël Perrot. Le groupe Balas en a financé la captation et la transformation en une galette très originalement habillée de deux enveloppes où se glissent un livret atypique (des citations évoquant Chopin) et le disque proprement dit, qui s’ouvre sur la Barcarolle en Fa dièse opus 60.
De cette barcarolle, on sait notamment qu’il s’agit d’un morceau écrit par Chopin un an avant sa mort (lui ne le savait pas, mais bon, cela sous-entend que son écriture n’était point la même qu’en ses débuts pas si lointains) et qu’elle est largement ensoleillée par un mode majeur non exclusif mais prépondérant, ce qui n’est pas tout à fait habituel chez ce compositeur. Était-ce une raison pour accrocher six dièses à l’armature ? Qu’importe pour les interprètes de haut niveau, prêts à s’emparer de l’Allegretto (donc vite, mais pas trop, à supposer que l’on sache ce que c’est, “trop”) pour frotter leur talent au génie de Chopin.
Et ça commence dès le premier accord, comme le soulignait Abdel Rahman El Bacha, tellement plongé dans les graves qu’il risque d’y aspirer la suite du prélude fixée d’abord entre aigu et médium. Irakly Avaliani s’échappe de ces considérations – comme de celles qui consistent à déterminer si barcarolle = promenade en gondole dans les ruelles vénitiennes – en caractérisant chaque registre, donc en optant pour un toucher qui donne une couleur particulière à chaque hauteur de son. De la sorte,

  • les basses assument leur gravité,
  • les aigus leur légèreté et
  • les médiums leur capacité à faire résonner les extrêmes plus ou moins extrémistes du clavier.

Le swing

  • du rythme,
  • des sixtes,
  • des accidents
    • (appogiatures énergisantes,
    • trilles redoutables et obsédantes,
    • préparations des modulations)

anime une exécution qui rechigne au mélodrame comme à l’extase béate.

  • La technique superlative,
  • la sûreté digitale,
  • le souci de la pédalisation juste,

 au sens où le sage répète la pédalisation exigée par Chopin sur son instrument, alors que le musicien choisit la pédalisation qui rend justice de la pédalisation exigée telle que la peut rendre un Fazioli moderne, happent aussitôt l’oreille grâce à leur souci de justesse faisant litière de tout effet wow qui, en dépit de la rigueur exigée (maudits trilles !) serait ici malvenu. Ça fait une phrase un peu longue, soit, mais on en trouve aussi chez Chopin, alors bon, disons que nous fûmes contaminé.

 

 

Comme en témoigne la transition monodique vers le passage en La, Irakly Avaliani travaille dans la précision. La note n’étant pas une unité valable, il

  • sculpte le mouvement,
  • interroge l’agencement et
  • donne du souffle à l’inventivité quasi rhapsodique de l’œuvre.

Le choix de garder au montage des prises parfois secouées par des bruits parasites (3’11, par exemple) témoigne d’une volonté de privilégier le moment où se construit la musicalité sur le puzzle artificiel qui fabrique une perfection de studio. Irakly Avaliani semble présenter une musique qui

  • se nourrit d’elle-même d’itération en modifications,
  • surgit de son propre espace
    • (grondements,
      • échos,
      • sextolets éclairant le propos) et
  • profite du motorisme du 12/8 pour risquer le surgissement de l’idée comme improvisée.

C’est là le charme de cette interprétation, qui arbitre entre

  • structure et liberté,
  • mesure et dépassement
    • (notes supplémentaires,
    • accélérations par triolets ou sextolets,
    • agogique laissant respirer et intelligibiliser – et hop – le texte),
  • caractérisation segment par segment et vue d’ensemble.

On est saisi par

  • les tensions mineures,
  • les frottements itératifs,
  • les suspensions et
  • les changements de caractère avec ou sans transition.

À l’habileté du compositeur se mêle consubstantiellement la rouerie d’un interprète habitant son instrument, faisant fi des complexités chromatiques et rythmiques et sachant construire une association pertinente entre liberté, brio et exactitude. De quoi nous préparer puissamment pour les trois nocturnes suivant…