Irakly Avaliani joue Beethoven, Salle Cortot, 27 janvier 2025
Apporter des fleurs, oui, ça passe. En revanche, nul ne s’est avisé de fredonner « joyeux anniversaire » pour saluer l’artiste, en dépit du prétexte de ce récital : célébrer les 75 ans d’Irakly Avaliani, dont 65 de scène. Il faut dire que le programme n’incitait pas à la franche rigolade, proposant à la file les trois dernières sonates de Ludwig van Beethoven. Première sur le clavier, donc, la Trentième op. 109 en Mi. Sous les doigts d’Irakly Avaliani, le vivace ma non troppo, sur lequel se greffe un adagio espressivo, a le charme d’un prélude en liberté. On y goûte
- douceurs et contrastes,
- fluidité et accents,
- paix intérieure et tensions assumées
comme si, d’emblée, l’interprète plantait les germes de son Beethoven, celui de la friction plutôt que de l’univocité. Le répertoire s’y prête, à en croire le prestissimo enchaîné : on le sent
- moins rapide que décidé,
- moins pressé que déterminé, et
- moins rigide que frottant une certaine liberté à un cadre clairement défini.
L’andante molto cantabile ed espressivo final dure deux fois plus longtemps que les deux premiers mouvements réunis. L’artiste y donne une bien agréable leçon
- de solennité soyeuse, et hop,
- de lyrisme contenu donc digne, et
- de travail sur l’acoustique
- (projection,
- pédalisation,
- respiration du phrasé).
Nous voici savourant çà
- le staccato énergisant,
- les trilles entraînantes et
- la tonicité du tempo.
Puis nous nous ébaubissons devant
- la finesse,
- la maestria et
- l’art
des changements de couleurs rendant raison de la labilité d’une partition associant
- fugato,
- modulations et
- variations de registres
pour explorer simultanément le temps long (plus d’un quart d’heure !) et la fragmentation quasi rhapsodique. À l’évidence, Irakly Avaliani prend un plaisir communicatif à jouer de ces rapprochements de faux contraires. Il marie
- la précision du toucher et le fondu d’une juste pédalisation,
- les tuilages ici et, là, les oppositions frontales, ainsi que, selon les sections,
- une impression de tendresse recueillie et une sensation de rugosité abrasive,
autant de quasi oxymorons qui se fondent dans le creuset d’une étonnante fin piano. La Trente-et-unième sonate op. 110 en La bémol s’ouvre sur un moderato cantabile molto espressivo. Le pianiste développe un climat paisible, riche de changements de registres, pimpé par des harmonies volontiers inventives. Les contraires sont toujours de sortie :
- l’évidence conte fleurette au mystère ;
- la sérénité taquine la tension ;
- les itérations côtoient les transformations du matériau thématique et les suspensions de discours.
L’allegro molto convainc par les qualités d’écriture mises en avant par l’interprète :
- l’allant,
- l’accentuation dynamisante,
- la nécessité de se projeter vers l’avant tout en retenant le propos.
L’ample adagio ma non troppo final s’ouvre sur une triple instabilité
- de mesure,
- de tempo et
- de tonalité
- (si bémol mineur,
- Mi,
- la bémol mineur, une cochonnerie à six accidents dont on pourrait franchement se demander si l’invention était indispensable ou, l’un n’empêchant pas l’autre, si elle n’a pas été inventée par les fabricants de touches noires associées à des profs de piano particulièrement vicieux).
Indifférent aux effrois de pianistes amateurs, Irakly Avaliani fait joliment ressortir les particularités de ce mouvement :
- la méditation liminaire qui débaroule sur une mélodie pas vraiment douce ni forte, plutôt intérieure ;
- la rythmicité discrète des accords en doubles croches par douze de la main gauche, merveilleusement rendue par le musicien ; et
- la nécessité d’être à la fois dans un lyrisme qui s’épanche et dans une incertitude qui électrise l’affaire.
Deux fugues couronnent le mouvement. La première, d’une grande délicatesse conduit à un crescendo et des accords puissants qui habillent de sequins scintillants l’austérité rigoureuse de la forme. La seconde, après un retour au calme, séduit par l’emballement qui la porte, un emballement
- faussement foufou (« foufou » n’est certes pas la première épithète que l’on associerait à la personnalité pianistique d’Irakly Avaliani…),
- rythmiquement riche et
- habilement nuancé.
L’entracte – utile pour recharger la concentration, malgré un programme passionnant, rare et très bien équilibré – prépare l’auditeur à la Trente-deuxième (et ultime) sonate op. 111 en Ut mineur. L’on est aussitôt saisi par les effets presque cinématographiques qui surgissent du Steinway du soir à l’occasion du premier mouvement, d’abord maestoso puis allegro con brio ed appassionato :
- dramatisation,
- suspense,
- puissance des unissons graves colonisant bientôt l’ensemble du clavier,
- efficacité des effets d’attente,
- plaisir des répétitions,
- jubilation des traits virtuoses accompagnés de l’indispensable prise de risque propre au récital ambitieux, et
- clarté du récit permise par une prodigieuse science de l’équilibre sonore qui illumine l’ensemble des registres.
Il est possible que le concertiste secoue certains puristes en investissant avec adresse mais aussi fougue le texte qu’il lui appartient de proclamer. C’est évidement la meilleure option, la seule à vrai dire que l’on attende d’un récital. Si on veut du glacé, du ripoliné, de la paraffine, on reste chez soi, on glisse un disque studio à bas volume, et on se dit que l’on est décidément très cultivé, très distingué et très propre dans un monde souvent vulgaire, désolant et peu ragoûtant. En concert, il faut de la vie, de l’engagement, du péril. Si l’on ne palpite pas avec l’artiste, il n’y a qu’un terme ad hoc pour désigner ce qui se passe : on se fait chier. Pas besoin d’aller au concert pour ça !
Ce soir, à la salle Cortot, on se fait le contraire de chier… et jusqu’au bout ! Ce n’est pourtant pas un prestissimo con fuoco mais un adagio molto semplice e cantabile qui conclut le concert en 20′. L’arietta liminaire, majeure et ternaire, est jouée avec
- calme,
- retenue et
- onctuosité.
Bientôt,
- l’affaire s’emballe,
- la partition se noircit et
- les mesures se gondolent (9/16, 6/16, 12/32…).
Tout semble se percuter :
- rythme pointé et temps long,
- répétition des motifs et mutations,
- jeu paisible et inflexions jazzy,
- envolées forte et rétractation des décibels, etc.
L’adieu à la sonate pour piano est un feu d’artifice :
- notes répétées,
- trilles enflammés,
- évolutions radicales du flux sonore jusqu’à un dernier retour au pianissimo d’une grande beauté.
Le triomphe fait à l’artiste témoigne des belles émotions qu’il a partagées avec un public venu nombreux (l’orchestre est plein, ce n’est pas si fréquent). Cela vaut bien un bis – la redoutable rhapsodie opus 79 n°1 de Johannes Brahms.
- Brio,
- variété,
- explosivité et
- souffle
portent cet encore de prestige. En contrepoint, l’andante du concerto sur le goût italien de Johann Sebastian Bach associe
- allure posée,
- netteté des circonvolutions mélodiques, et
- équilibre entre accompagnement et lead.
Un bis pour le toucher, un bis pour la sonorité.
- Intelligent,
- plaisant,
- personnel et
- parfaitement envoyé.
Bref, Irakly Avaliani nous a souhaité un bien joyeux anniversaire !