Irakly Avaliani joue Bach, Brahms et Prokofiev, Salle Cortot, 18 mars 2024 – 3/3

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Irakly Avaliani le 18 mars 2024 à la salle Cortot. Photo : Rozenn Douerin.

 

Gros morceau que cette Sixième sonate de Sergueï Prokofiev opus 82 choisie par le franco-géorgien Irakly Avaliani pour boucler son récital ! La légende martèle qu’elle a été composée en même temps (autour de 1939) que Roméo et Juliette et Cendrillon, tâchant d’oublier qu’elle a surtout été composée en même temps que l’Ode à Staline offerte au big boss pour ses soixante ans. La réécriture de l’Histoire, en gommant l’ambiguïté consubstantielle aux grands compositeurs soviétiques de la trempe d’un Chostakovitch et d’un Prokofiev, adorés et détestés du régime, se sape parfois elle-même tant elle tente, grotesque, de laisser croire que ceux qu’elle a désignés comme génies sont de féroces insoumis alors que ce sont souvent (aussi) de bons toutous soucieux de leurs supposés privilèges, ainsi que l’on nous apprend à faseyer.
Le pianiste attaque l’Allegro moderato avec, outre son incroyable virtuosité,

  • une grande tonicité,
  • une mâle aisance digitale et
  • un goût certain pour la résonance.

En réalité, l’interprète travaille

  • les nuances,
  • les touchers, bref,
  • la sonorité.

L’auditeur est

  • embarqué,
  • enjaillé voire, selon le musicologue M. Jean-Jacques Goldman,
  • envolé

dans un monde zébré par

  • des accents tonitruants,
  • des contrastes virulents,
  • des notes répétées et
  • ces coups de poing annoncés en teasing du concert.

Les dix petites saucisses trottinent, les mains bondissent et se croisent, les registres s’interpolent et le pianiste sculpte la puissance sonore qu’il sait tirer de son biniou. L’Allegretto travaille sur

  • le staccato,
  • les phrasés et
  • la traduction musicale d’une atmosphère martiale

  • rythmique,
  • choix des registres et
  • inversion des rôles traditionnels (à la main gauche le lead)

jouent leur rôle. Se croisent les virtuosités

  • mémorielle, évidemment,
  • digitale, incontestablement, et
  • musicale telle que le constitue l’attention
    • au son,
    • aux attaques et
    • aux mutations de couleurs.

Puis c’est le drame pupute qui gâche beaucoup. Irakly Avaliani intervient pour signaler qu’il dédie le « Tempo di valzer lentissimo » à feu Alexeï Navalny. Soumise aux diktats de la pensée unique, la salle applaudit et se lève alors que, as far as we’re concerned, cet aparté n’a rien à faire

  • ni à ce moment précis,
  • ni dans ce contexte,
  • ni dans une œuvre écrite par un mec qui, simultanément, léchait le sillon inter-fessier de Staline pour sauver ses miches.

Peu importe le courage suicidaire de la vedette occidentale qu’était M. Navalny. Peu importe que Vladimir Poutine se soit fait réréréélire à la hussarde peu avant le concert. En situation, donc enveloppé par les hourrah des béni-oui-oui dans la confortable salle Cortot, cet engagement fervent de l’artiste

  • ébrèche la puissance de la sonate en la disloquant momentanément,
  • salit la beauté percussive de la musique en plaquant sur elle une explicitation hors sujet, et
  • pseudo-fédère un public réduit à une bande de yes-men contraints de montrer qu’ils ont bien boulotté la doxa et qu’ils doivent étaler leur soumission en public

un peu à l’instar du comique antiraciste des années 1990, qui obligeait à applaudir très fort les blagues racistes pour montrer que, ha non, pas moi, d’ailleurs, j’ai un nègre parmi mes potes – un Noir, pardon. À notre petite hauteur et quelles que soient les résonances totalitaires invoquées autour de Vladimir Poutine (la question des libertés en France mériterait elle aussi quelques échos, mais presque peu importe en la circonstance), cette rupture nous paraît aplatir la musique en la repliant sur une news circonstancielle qui tente de colorier un bout d’œuvre.
Pour autant, tâchons de turn back to the music, ici travaillée comme une pâte sonore associant à-plats harmoniques et mélodie déchiquetée comme pétries en direct, sans évolution narrative patente, libérées d’un tempo lent mais pas d’une métrique scrupuleuse. Cette non-progression, alimentée par des redites poignantes, rend plus flagrantes les mutations

  • de caractère,
  • de registre et
  • d’intensité

promptement perturbées et dissipées. Le Vivace final synthétise la virulence du piano prokofiévique, et hop :

  • vitesse,
  • énergie et
  • vigoureuse différenciation des registres

sont au programme. Le mouvement précédent jouissait de la science harmonique du compositeur. Celui-ci met en évidence son consubstantiel sens du rythme.

  • Motricité des motifs,
  • récurrences qui bousculent,
  • efficience des notes répétées qui relient le Vivace à plusieurs séquences antérieures,
  • breaks saisissants,
  • réutilisation de leitmotivs parfois peu ou prou démantibulés,
  • mise en suspension donc en suspense

captivent. Fidèle à sa quête du toucher juste, Irakly Avaliani explore différentes formes d’attaque, qu’elles soient

  • rugueuses,
  • glissées ou
  • presque feulées à force de survoler l’ivoire.

Il les utilise de façon

  • différenciée,
  • complémentaire ou, au contraire,
  • unifiée aux deux mains.

C’est habilement troussé et musicalement convaincant – plus, à notre sens, que dans le Bach un tantinet trop précis à notre goût pas humble et le Brahms un rien trop épuré pour nous émouvoir sur le moment. Le triomphe qui suit pousse l’artiste à claquer un bis « moins violent »… et susceptible de déborder sur your average encore. En effet, sur un tempo presque lent, il propose l’ambitieux impromptu en Si bémol opus 142 n°3 de Franz Schubert constitué d’un thème et de cinq variations modulantes.

  • Douceur,
  • caractérisation des mains et
  • nuances paisibles

synthétisent à la fois le savoir-faire et les inclinations d’Irakly Avaliani, un monsieur qui semble, c’est rare, incapable de concevoir un concert fade et passe-partout si l’on en croit ce récital

  • rugueux,
  • ambitieux et
  • remuant !

Rendez-vous ici même or something le 29 mars pour un nouvel épisode autour de cet artiste irradiant.