Irakly Avaliani joue Bach, Brahms et Prokofiev, Salle Cortot, 18 mars 2024 – 2/3
Quand, après être sorti respirer au moins quelques secondes après les monumentales Fantaisie chromatique et fugue de Bach, Irakly Avaliani revient pour jouer Brahms, il n’a pas les yeux dans le vague et repère illico dans la salle l’impatientant doudou des hommes modernes de tout sexe. Furibond et posé, il tance donc longuement une spectatrice qui, parmi d’autres gougnafiers, utilise son cellulaire. On lui en sait infiniment gré, même si l’on s’étonne de la raison qu’il invoque : c’est parce que, ce soir, on enregistre, alors qu’il aurait juste pu dire – fût-ce de façon châtiée – que, si ça t’intéresse pas, casse-toi pôv conne, ne dérange pas ceux qui sont venus kiffer la vaillebe.
Peut-être ce focus sur le recording, yeah, est-il révélateur de notre questionnement. En effet, la sobriété et la maîtrise du pianiste semblent s’adresser davantage aux micros qu’au cœur des spectateurs, alors qu’elle est aussi destinée à leurs oreilles, charge à elles de traduire en émotions ce qu’expriment
- les sons,
- leur agencement et
- les silences qui les portent.
Peut-être était-ce aussi le fait du Bach précédent qui, none offense, n’est pas le plus rock’n’roll et smoothy de toute la littérature. Ou peut-être est-ce lié à la fatigue qui, certains soirs, accompagne certains autoproclamés mélomanes même passée la porte de la salle de concert, les poussant à attendre que l’artiste leur donne la becquée plutôt qu’il ne sollicite leur capacité d’être pensant et ressentant. Ou peut-être, enfin, est-ce lié à notre position à jardin, sous le balcon, qui altère l’acoustique.
Qu’importe puisque, avec les Huit pièces opus 76 de Johannes Brahms, l’artiste septuagénaire va avoir l’occasion de nous chavirer, comme eût chanté Marie-Paule Belle. Au programme, quatre caprices et quatre intermèdes publiés en 1879, initialement séparés puis mix’n’matchés par la tradition. Le capriccio en fa dièse mineur « un poco agitato » joue sur la liberté et l’émotion manifestée par
- les nuances,
- les respirations et
- la liberté d’une agogique bien tenue.
Avec le capriccio en si mineur, « allegretto non troppo »,
- l’art du toucher rejoint ceux
- du phrasé et
- de la variation d’intensité,
bien que le pianiste semble revendiquer une certaine sécheresse interprétative, n’en déplaise au Mélomane Las Qui Préfèrerait, au nom de son omnipotence, que l’on déversât du feeling extraverti dans ses esgourdes. Dans l’intermezzo en La bémol, « grazioso », on goûte la gourmandise des aigus sertis par une basse plantée dans le registre médium, avant que d’autres horizons ne soient explorées avec la même sûreté de goût. L’intermezzo en Si bémol, « Allegretto grazioso », se complait dans une méditation qui refuse d’envisager de se dissoudre autrement que dans un clair obscur. Le contraste avec le capriccio en do dièse mineur, « agitato ma non troppo presto », est d’autant plus vivifiant.
- Tonicité des attaques,
- traits,
- accents,
- motorisme
secouent le cocotier-récital. L’intermezzo en La, « andante con moto », ragaillardit grâce à ces faux déséquilibres qu’Irakly Avaliani
- esquisse,
- retient et
- fomente à nouveau
avec maestria. La solennité discrète de l’intermezzo en la mineur, cette fois, « moderato semplice », fait ouïr sans emphase l’artiste dans ce qui semble être l’un de ses terrains de jeu préférés : les nuances médium. Il y a
- du recueillement,
- de l’intériorité et
- une patente quête du ressassement qui cherche davantage l’essentiel que le bavardage.
L’affaire se conclut sur le capriccio en Ut, « grazioso e un poco vivace », où Irakly Avaliani persiste et signe :
- point de spectaculaire,
- point d’épanchement,
- point de débordement.
Ainsi sourd une tension stimulante entre le respect du propos de Johannes Brahms, jamais mélodramatique ou sursentimentalisé, et la pulsion Stabylo qui nous anime, ce soir, nous faisant confondre fantasme de spectateur et réalité du texte. Le résultat appert s’approcher d’une version
- épurée,
- singulière,
- habitée
des Huit pièces conçues comme un tout cohérent (non comme un catalogue de variétés visant à ébaubir) et marquées d’une même patte artistique. Comme pour les Fantaisie et fugue, les vétilleux bornés pointeront du doigt tels minuscules accrocs propres au concert plutôt que la Lune de l’interprétation dans son ensemble, impressionnant par
- sa solidité,
- sa sûreté et
- sa singularité.
Comme ils ne nous ont rien dit, nous les laissons en paix et luttons pour ne pas
- massacrer,
- déchiqueter puis
- décapiter dans d’atroces souffrances
la traditionnelle pouffiasse assise derrière mais trop loin pour qu’on puisse la choper sans perturber le concert, petite bourgeoise misérable coincée dans un projet qui la dépasse et qui secoue donc, faut bien s’occuper, ses bracelets EN PERMANENCE. Oui, assurément, si le public cherche des versions
- plus affriolantes,
- plus immédiates,
- plus scintillantes,
il trouvera des interprètes prompts à le satisfaire. Il n’en encaissera que plus difficilement la standing ovation réservée à l’artiste dans une communion salle – scène plus que rare à Paris. Les hourrah joyeusement interminables prouvent que, ce soir-là,
- le dos droit,
- l’air sévère,
- l’âme ferme,
Irakly Avaliani a conquis fans et curieux… en attendant de leur offrir, après un entracte qui semble presque improvisé tant il met du temps à se distinguer du précipité (bravo, la régie de la salle Cortot !), la tellurique sixième sonate de Sergueï Prokofiev.