Irakly Avaliani, Intégrale Brahms volume 2 (L’art du toucher) – 4/4

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Quatrième de l’édition originale

 

C’est une étrangeté dont on ne doute pas qu’elle a fait sourire l’interprète : terminer le volume consacré aux intermezzi par une rhapsodie. Cependant, force est de reconnaître que le genre peu codifié qu’est l’intermède constitue l’essentiel du dernier opus exclusivement pianistique de Johannes Brahms, les Quatre pièces pour piano op. 119, composées en 1893 et présentées par leur créateur comme les « berceuses de [s]a souffrance ».
L’intermède en si mineur est un adagio ternaire dont Irakly Avaliani rend

  • la délicatesse,
  • les grâces chromatiques et
  • le charme particulier qu’offrent les nuances douces.

Une envie de sortir de ce carcan résigné s’exprime par

  • l’utilisation d’octaves,
  • l’ouverture au forte, et
  • l’emballement des triolets de la main gauche,

mais le retour du thème liminaire que même les triolets attirent irrésistiblement vers le grave dissipe le suspense. Même le bruit parasite capté à 3’30 ne peut dissiper la férocité tragique de cette chape – fût-elle de plumes – posée sur notre existence.

 

 

L’intermède en mi (toujours) mineur est un andantino un poco agitato (toujours) ternaire. Entre l’oscillation rythmique et le choix du mode, la palette semble clairement définie. Comme on dit en musicologie, je crois, on ne devrait pas mourir de rire. Pourtant, frappent d’emblée

  • la tonicité des intervalles répétés,
  • la liberté associant rigueur et suspension de la dictature métronomique, ainsi que
  • l’aspiration commune à l’aérien qu’évoquent les échanges entre les deux mains.

Le segment suivant ajoute du ternaire au ternaire en laissant filer des triolets pour enrichir le thème premier. Dans ces mesures officieusement à 9/8, Irakly Avaliani substitue l’insaisissabilité de l’élément liquide au rêve aérien susmentionné avant de se tourner vers la gravité tellurique pour le troisième segment. Profonde, ancrée dans l’élément terrestre, gronde la basse. Pourtant, le premier motif, modifié, revienne comme si rien ou presque ne s’était passé – évoquant, peut-être, le peu de prise que nous avons sur les mutations de l’existence ou notre incapacité à saisir la globalité du tableau où nous évoluons, un événement en chassant un autre sans que nous n’en tirions les conséquences.
C’est alors qu’un ritendo paraît mimer la découverte d’une autre perspective, et nous voici dans un Andante grazioso en Mi, majeur, cette fois.

  • Balancement des arpèges graves ascendants et du rythme pointé,
  • netteté de la complémentarité entre mélodie et accompagnement, et
  • usage malin d’outils interprétatifs qui donnent sens et chair à une partition
    • (pédalisation,
    • phrasés,
    • nuances,
    • agogique, etc.)

glissent un soleil « doux et tendre » dans les oreilles de l’auditeur. Hélas, ce qui aurait pu finir dans la lumière retrouve en concentré la première partie mineure. On en perçoit avec densité

  • les tensions,
  • les « silences inquiétants qui précèdent les rêves » dont parlait le philosophe musicologue Jean-Jacques Goldman, et
  • cette expression musicale d’une forme de « vanitas, vanitatum et omnia vanitas » que l’on croit deviner en constatant que les emportements forte finissent toujours par s’engoncer dans le pianissimo,

la coda majeure semblant résigner à ne considérer la joie que comme un souvenir révolu.

 

 

Son dernier intermède, très court, Johannes Brahms l’a écrit en Ut (majeur, cette fois, mais toujours ternaire) et l’a voulu « grazioso e giocoso ». Presque incongru dans la pénombre qui nimbait jusqu’à présent le cycle, cette fête pétillante n’en a pas moins sa face obscure que laissent subodorer

  • la cyclicité de l’écriture, certes joyeuse mais pouvant aussi évoquer la vanité du recommencement, nous ramenant toujours au même point,
  • l’énoncé de la mélodie (presque) systématiquement accompagnée d’accords, l’harmonie empêchant alors sciemment la ligne supérieure de s’envoler en liberté, et
  • des modulations entraînant l’œuvre sur des voies bien plus rocailleuses et chaotiques que ne l’annonçaient les premières mesures.

Le finale tente de clore l’affaire avec brio, et il le fait. Néanmoins, comme pour l’intermède en mi mineur, demeure un soupçon d’acidité dans l’affirmation positive qui conclut cet intermède ultime. Irakly Avaliani se révèle très convaincant dans sa manière de restituer les deux aspects – parfois séparés, parfois contaminés l’un par l’autre – de la pièce.
Le dernier numéro du recueil est une double exception : c’est une rhapsodie (en Mi bémol) et un morceau binaire noté « Allegro risoluto ». Et, pour être résolu, il est résolu, l’allegro que plaque le musicien.

  • Valorisation de la ligne mélodique,
  • clarté de l’harmonisation à main droite, et
  • bondissements des octaves à main gauche

électrisent l’incipit.

 

 

  • De grands mouvements de nuances,
  • des fulgurances digitales, et
  • un plaisir patent de broyer de l’ivoire après avoir essentiellement caressé le clavier lors des trois premières pièces

Une transition en fade out conduit à un passage où

  • structure binaire et triolets de croches,
  • tonalité et
  • caractère

semblent hésiter, préparant avec rouerie l’arrivée du passage en La bémol par un accord de cette tonalité mais avec une base de mi bémol, tonalité que nous quittons. Cet art de l’oscillation ajoute au charme de la rhapsodie, consistant à coller entre eux des segments plus ou moins divers et plus ou moins fondus les uns dans les autres. Ici, la gravité conduit à un grazioso

  • qui suspend dans des blanches dolce la légèreté apparente
    • (nuance piano,
    • octaves arpégées,
    • appogiatures),
  • dont le crescendo aboutit souvent à un piano feutré, chanson désormais connue, et
  • dont la tranquillité tonale finit à son tour par se brouiller pour permuter en ut mineur.

 

 

Avec un art qui efface une performance technique d’une grande habileté, Irakly Avaliani conduit cette partition prenante avec la fausse naïveté de celui qui ne saurait pas ce qui va se passer… mais qui en sait assez pour faire résonner plus précisément

  • la note,
  • l’harmonie ou
  • le silence

qui fait pivot. Or, voici que

  • les triolets reviennent se frotter au binaire ;
  • les paluches du musicien investissent à nouveau l’ensemble des registres de l’instrument ;
  • le crescendo tonique accouche une fois de plus non pas d’une souris (dommage, c’est mignon, une souris, un lapin aussi, c’est mignon, soit, reste qu’une souris, ça a aussi un sacré charme) mais d’un pianissimo sautillant au point de se passer totalement de pédale de sustain.

Chemin faisant, comme on se réjouit d’ouïr une voix particulièrement sapide, l’auditeur s’ébaubit d’un toucher habile à narrer en étant tour à tour

  • égal,
  • transitionnel et
  • décidé.

La synthèse des motifs caractéristiques de l’œuvre signale l’arrivée d’une coda puissante, entre

  • ternaire et binaire,
  • majeur et mineur (anti-tierce picarde, nous voici !),
  • triomphe et inquiétude.

Voici donc la conclusion magistrale d’une lecture des Klavierstücke

  • attentive au texte mais pas didactique,
  • personnelle mais pas extravagante,
  • savante mais jamais froide.

De la belle et bonne musique joliment propulsée, et que l’on peut écouter intégralement en cliquant sur cet hyperlien.


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, l’opus 117.
Et re-là, mais pas le même, l’
opus 118.