Irakly Avaliani, Intégrale Brahms volume 2 (L’art du toucher) – 1/4
En foot, on appellerait ça une remontada. En effet, lors du tournoi des Sept fantaisies op. 116, par lequel Irakly Avaliani lance son second volume Brahms, l’équipe des intermezzi, glorifiée par ce disque, s’est d’abord fait bêtement surprendre par la bande des caprices. Menés deux à un, les intermèdes ont d’abord réduit le score avant de se ressaisir en enquillant trois buts coup sur coup. La réalisation scorée par le capriccio en ré mineur s’est révélée trop tardive pour égaliser à quatre partout, mais quel match, mes amis, quel match !
Les passionnés de stats noteront que les intermezzi ont retenu la leçon après avoir senti passer le vent du boulet comme, eût stipulé le professeur Rollin, disent ceux qui ont senti passer le vent du boulet.
- L’opus 117 les verra réussir le hat trick ;
- le tournoi à trois du 118 ne les verra pas trembler (4 pour eux, 1 pour l’équipe ballade et 1 pour la team romance) ; et
- le 119 pliera le match d’entrée, le gang des rhapsodies peinant à régler la mire et ne parvenant à faire trembler les filets qu’une fois, alors que le match était déjà plié.
Reste que le thrill commence non avec un intermède mais avec un caprice en Si bémol, frappé d’une mesure à trois croches et siglé d’un univoque « presto energico ». Irakly Avaliani en souligne la capriciosité – on va s’gêner – en sculptant
- le halètement des contretemps,
- le surgissement des surprises (triolets de doubles) et
- la liberté des foucades (brusque changement de nuances).
La fantaisie se nourrit également
- des modulations,
- de la rupture des motifs, et
- du contraste entre le mystère d’une pédalisation généreuse et la verve des notes répétées.
Lui répond un intermède en la mineur, andante, à trois noires par mesure. Plus exactement, la mesure à trois temps peut se répartir entre six et huit croches simultanément, puis entre dix doubles croches dans la partie centrale « non troppo presto ». Sous une apparence posée,
- la friction entre ternaire et binaire,
- la fougue d’un tempo qui se cabre et
- l’exploration des différents registres de l’instrument
habitent une interprétation qui sait allier
- retenue quasi hiératique et saillies sapides,
- clarté de la construction et effets inattendus,
- fermeté du toucher et énigmaticité du propos.
Le caprice en sol mineur, « allegro passionato », à deux temps, travaille
- les unissons,
- les arpèges,
- les variations de phrasé.
La partie centrale en Mi bémol renoue avec le plaisir
- de l’instabilité,
- de l’ambiguïté et
- du swing
qui fait infuser ensemble
- des rythmes contradictoires (binaire et ternaire),
- des tonalités mutantes (sémillantes modulations) et
- des mouvements contraires aux deux mains pour la reprise du premier motif.
Retour au trois temps, cette fois adagio, pour l’intermezzo en Mi. Là encore, au ternaire de la mesure s’ajoute le ternaire des triolets de la main gauche qui étincelle volontiers en se frottant au binaire de la main droite. Par
- la liberté juste de l’agogique,
- la délicatesse du toucher et
- la clarté de la ligne mélodique,
Irakly Avaliani en souligne la dimension
- suspendue,
- méditative voire
- introspective
qui sait éviter toute mignonnitude, itérations comprises. Six croches à la mesure sont au programme de l’intermède en mi mineur, présenté comme un andante « con grazia ed intimissimo sentimento ». Le balancement des deux en deux en mouvements contraires dessine une première partie en pointillés, que tente de déployer une seconde partie plus élégiaque mais bientôt rattrapée par le tropisme liminaire. Les reprises semblent circonscrire l’œuvre, l’enfermant dans l’impossibilité d’un développement satisfaisant – ceci n’a presque rien d’autobiographique, évidemment. De l’œuvre, l’interprète offre une vision pénétrée grâce
- aux changements d’intensité,
- à une pédalisation rigoureuse et
- à une capacité artistique capacité à investir chaque segment sans surjouer le lyrisme ou la sécheresse avant d’aboutir à la plénitude étrangement rassurante de la tierce picarde finale.
Le second intermède en Mi, « andantino teneramente », explore à nouveau l’inclination brahmsienne pour les ternaires
- simple (trois noires par mesure),
- contrarié (triolets de croches contre deux croches) et
- augmenté (trois triolets fois trois temps pour la partie centrale en sol dièse mineur).
À l’évidence, Irakly Avaliani se pourlèche les babines
- des suspensions,
- des modulations et
- des tensions entre allure décidée et tempo modéré.
C’est avec un allegro agitato à deux temps que le caprice en ré mineur réduit le score pour son équipe (4-3, score final). Voilà l’occasion pour le pianiste de
- délier les doigts,
- faire dialoguer les deux mains, et
- confronter le grondement des doubles croches avec les convulsions de la mélodie.
S’illustre voire se synthétise ici l’inclination de Johannes Brahms pour l’ambiguïté rythmique avec,
- au début et à la fin, deux temps par mesure, donc un propos binaire ;
- au centre, en la mineur : deux fois trois croches par mesure, donc un propos binaire et ternaire ;
- au final, une alternance 2/4 , donc un propos binaire, et 3/8, donc un propos ternaire, et 2/4, donc un propos non seulement binaire mais ultrabinaire puisque majeur.
Le virtuose au clavier se sert de son aisance digitale pour faire musique, c’est-à-dire
- donner vie au multiple propre au caprice,
- laisser imaginer le fil rouge brahmsien par-delà les à-coups, et
- offrir une résonance à une miniature qui respire
- la tension,
- l’envie et
- l’explosivité jusque dans ses échos schumanniens.
En résumé, une appétissante entrée en matière en dépit d’une prise de son de Sébastien et d’Anne-Cécile Noly pour Sonogramme qui, à force de vouloir être nette et sans artifice, paraît parfois plate donc sans la profondeur nécessaire pour donner à kiffer le son, eh oui. Pas de quoi gâcher la fête, mais pas de quoi l’embellir non plus. D’où la question qui suit : en s’habituant à ce parti pris, jouira-t-on mieux des Intermezzi op. 117 ? Le suspense foufou durera a minima jusqu’à la prochaine notule sur ce disque. Partant, à suivre !