Irakly Avaliani, Intégrale Brahms volume 1 (L’art du toucher) – L’intégrale
Bientôt paraîtront en feuilleton les quatre chroniques sur le second volume de l’intégrale Brahms par Irakly Avaliani. À cette occasion, nous rassemblons en un seul article, augmenté de vidéos complémentaires, le décalogue – paru entre le 11 avril et le 15 mai 2024 – qui racontait le premier volume de cette intégrale !
1.
Première ballade en ré mineur
Été 1854. Johannes Brahms est sous le charme de Clara Schumann, nous glisse-t-on. Pourtant, d’autres storytellings accompagnent les Ballades opus 10, composées à cette époque. Ainsi, elles seraient le fruit d’un compositeur en ébullition après avoir traversé l’Italie. Plus singulièrement et sans contre-indication avec les contextualisations précédentes, elles illustreraient un recueil (Stimmen der Worker in Liedern, autrement dit Voix des travailleurs en chanson, bien que la traduction pudique habituelle évoque la « Voix des peuples ») de Johann Gottfried von Herder, accessoirement frère de loge de Johann Wolfgang von Goethe. C’est une tradition dans la ballade romantique que d’associer une pièce à un texte. Alors,
- sentiments difficilement bridés pour la femme du protecteur ?
- surcroît d’énergie accumulé dans une Italie qui ne peut que nous faire fantasmer ?
- musique programmatique issue d’un recueil de 1779 et particulièrement d’“Edward », un poème déjà musiqué par Franz Schubert, où un fils explique à sa mère qu’il a tué son géniteur à cause d’elle ?
Dans un livret singulier et stimulant qui n’est donc pas fourni avec le disque mais disponible ici, Catherine David affirme qu’on s’en tampiponne le bibobéchon. Pour cette gourmande,
si la preuve du pudding, c’est qu’on le mange, la preuve de la musique, c’est qu’on l’aime
pas qu’on la
- comprend,
- sous-titre ou
- décrypte.
À titre personnel, je ne suis pas certain d’aimer le pudding ni la musique en général ; néanmoins, ce disque, enregistré en 2007 et publié en 2011 est une joyeuse occasion de fissurer un peu notre méconnaissance d’Irakly Avaliani, croisé à la salle Cortot et découvert via ses années soviétiques – hyperliens ci-dessous. Le Steinway est accordé par Jean-Michel Daudon, le son est signé Sébastien et Anne-Cécile Noly, et la pochette offre un détail d’une œuvre de Masha S., épouse du pianiste croisée ici. Certes, ces noms semblent ne rien apporter à la connaissance et à l’appréciation de Brahms ou de son interprète. Toutefois, ils se réfèrent à des individus sans qui pas de disque ; donc, comme les présentes notules ne sont pas limitées en signes, citer les collaborateurs de la star ne nous paraît pas indigne. Les monomaniaques de Brahms qui s’impatientent, et c’est leur droit, n’auront qu’à sauter à pieds joints jusqu’au prochain paragraphe, d’autant que celui-ci est terminé – hop, c’est parti.
La Première ballade en ré mineur, floquée « andante », commence sur un swing presque schubertien, avec
- groove des appogiatures,
- tempo clairement marqué, ce qui permet au compositeur de le suspendre (noires ou blanches pointées créant manière de suspense) et
- stabilité des unissons à trois ou quatre octaves qui posent et, en quelque sorte, incarnent le rythme.
Cette assise solide laisse néanmoins entrevoir un trouble qui, au-delà du mode mineur donc sombre, se trouble de nuances presque inquiétantes, bien qu’Irakly Avaliani ne soit pas
- un ripolineur de contrastes,
- un amoureux du sursaut,
- un combattant du changement flashy,
quand l’intensité s’engonce dans le murmure du pianissimo ou le fade-out de la résonance. En effet, derrière la gravité du propos que transcrit l’interprète, le mystère ne va pas tarder à s’épaissir en déchiquetant à la fois la régularité du tempo, brisé par deux « Poco più mosso » puis un « Allegro ma non troppo », mais aussi la stabilité du mode, qui bascule presque brusquement vers la relative majeure. Sans perdre sa métrique, la partition s’éclaire
- de triolets répétitifs,
- de la confrontation entre binaire de la mélodie dans les graves et ternaire des triolets martiaux,
- de modulations étonnantes,
- de nuances dopées par un ample crescendo et
- d’un élargissement des registres convoqués par le compositeur.
Le retour en ré mineur fusionne les deux sections en utilisant la première tonalité tout en conservant, de la section en majeur,
- le tempo,
- le ternaire et
- les nuances fortissimi .
Irakly Avaliani démontre sa maîtrise instrumentale dans le decrescendo qui conduit à une nouvelle synthèse : cette fois,
- on garde
- le ré mineur et
- les triolets, mais
- on revient
- à la mélodie liminaire et
- aux nuances douces qui ouvraient la ballade.
Grâce à son mix’n’match à la fois complexe dans sa composition et simple dans sa compréhension, l’œuvre est, jusqu’à sa fin suspendue, une leçon de développement habile qui exige, plus qu’une virtuosité digitale, une hauteur de vue qui ne fait certes pas défaut à l’interprète.
2.
Deuxième ballade en Ré
Après une première ballade jouée avec profondeur, voici la deuxième, toujours andante, toujours en ré mais, cette fois, en majeur. « Espressivo e dolce », elle s’ouvre sur un triple balancement.
- Oscillation des contretemps pulsés par la main gauche,
- flux mélodique et reflux au sein du même segment,
- charme du mineur nostalgique et force du majeur
marquent la première page de l’œuvre, que renverse un Allegro non troppo deux fois plus rapide. D’un seul coup d’un seul, le piano est envahi par
- de doubles octaves répétées,
- des modulations tournoyantes et
- l’ exaspération du ternaire qui rue dans le cadre martial imposé au propos…
jusqu’à l’emporter. Synthèse entre la tentation du si mineur et la persistance du mode majeur, fusion entre la continuité rythmique et l’inclination vers le ternaire, un moment en Si et 6/4 permet à Irakly Avaliani de pratiquer à découvert sa passion pour « l’art du toucher ». En moins de trois minutes, celui-ci a été changé trois fois :
- d’abord « dolce »,
- il est devenu « ben marcato » et
- se retrouve à présent « molto staccato e leggiero ».
À ces indications générales s’ajoute le respect de la dynamique, ici plantée dans le registre grave.
- Aux appogiatures de la main droite, impulsant un groove discret,
- s’opposent et la pédale de si et
- l’ostinato inversé de la main gauche (en clair ou presque quand la main droite monte, la senestre descend).
Un sas de décompression voit la main droite prise dans des accords tenus tandis que sa consœur retrouve le marcato précédent pour préparer la bascule vers le si mineur. Irakly Avaliani a donc raison d’axer son interprétation moins sur
- l’émotion des nuances,
- la labilité d’un lyrisme insaisissable ou
- l’invention d’une unité uniformisante qui se déroberait,
que sur
- le rythme,
- l’attaque et
- la précision du tempo
indispensable pour fixer les conditions du groove. [Pour écouter la deuxième ballade dans la vidéo ci-dessous, aller directement à 4’36.]
Musiciens et mélomanes savent, même si subvertir les frontières est une tentation à laquelle nombre d’interprètes peinent à résister, que
- pas de contretemps sans temps,
- pas de changement de beat sans netteté du beat,
- pas d’efficacité des mutations sans démarcation nette de caractère.
Se dévoile alors la structure en symétrie axiale de la ballade avec
- une partie A douce en contretemps,
- une partie B rythmique à double tempo,
- une partie C ternaire en staccato, axe de la composition, puis
- le retour de la partie B, et
- la clôture sur la partie A.
Ce schéma est indicatif donc faux, car il ne rend pas raison de l’évolution du discours. Une fois que tous les mouvements ont été énoncés, chacun, tout en gardant sa spécificité reconnaissable, est piqueté par celui qui l’a précédé. En effet, la partie B2 s’acoquine avec le plaisir ternaire de C ; et la partie A2, passionnément, se laisse griser par le Si – majeur d’abord, mineur ensuite – car elle a besoin d’une coda pour dissoudre dans le Ré initial, les arpèges et accords de la coda rappelant eux aussi les tenues qui concluaient la partie C. Dès lors, l’art d’Irakly Avaliani consiste moins à éclairer ces mutations de façon professorale (écouter, c’est pas prendre un cours, c’est – as far as we’re concerned – espérer vibrer avec
- le compositeur,
- son porte-voix et
- le moment présent)
qu’à
- caractériser chaque ingrédient,
- mélanger ces couleurs et
- laisser l’auditeur jouir de ce mix à mesure que les trois types de sonorités
- se côtoient,
- s’influencent mais
- ne s’écrasent pas les unes sous les autres.
Cette attention portée aux échos et aux mouvements du matériau musical est d’autant plus appropriée que les quatre ballades sont pensées dans une profonde cyclicité. Les tonalités se répondent,
- du ré
- (mineur pour la première,
- majeur pour la deuxième) au
- si
- (mineur pour la troisième, donc faisant écho aux deux dièses de la deuxième,
- majeur pour la quatrième).
De même, les indications de tempo sont significatives, même si, on l’a vu, elles sont relatives car bousculées dans chaque ballade : on trouve
- deux Andante,
- un Allegro marqué « Intermezzo », et
- une synthèse pour la dernière ballade, à nouveau Andante mais, cette fois, « con motto ».
L’écoute de la troisième ballade sera donc l’objet curieux de notre prochaine notule.
3.
Troisième ballade en si mineur
Après une première ballade profonde, une deuxième synthétique, voici la troisième des quatre œuvres composant l’opus 10 de Johannes Brahms, à la fois ballade et « intermezzo ». Plus brève pièce du quatuor, elle précède la plus longue – de loin : 3’30 contre 10′. Dans le précédent épisode, nous avons montré comment, par le jeu
- des tonalités,
- des modes et
- des tempi,
le compositeur a organisé ces quatre pièces en un tout cohérent, et comment, par son interprétation, Irakly Avaliani semblait en avoir tenu compte – même si nous en avons fractionné le compte-rendu pour éviter d’infliger de trop longues notules aux curieux qui nous font l’amitié de feuilleter cet espace. La troisième ballade en si mineur et 6/8 (donc à la fois ternaire et binaire puisqu’elle peut contenir deux groupes de doubles croches par mesure) est ouvertement allegro, ce que les précédentes n’étaient que par interstices. D’emblée, le pianiste travaille le contraste et la complémentarité entre
- tonicité,
- accent et
- rythme.
La tonicité, c’est la capacité de rebondir à partir d’un appui. L’accent, c’est l’effet qui oriente l’écoute soit vers le temps, soit vers le contretemps. Le rythme, c’est la régularité dont le respect permet
- de faire sourdre un balancement (notamment en ternaire),
- d’assurer la dynamique (notamment en binaire) et
- de laisser émerger le groove,
ce dernier étant entendu comme la capacité du musicien à irriguer la régularité de la partition avec une irrégularité intrinsèque, suscitée grâce aux effets d’attente, à la tonicité et aux accents. Tout se tient ! Ceci est certes inscrit dans la composition elle-même, mais il incombe à l’interprète d’en rendre la magie grâce à son art du toucher.
Or, sous les doigts d’Irakly Avaliani, les marteaux deviennent des pois mexicains : ça jaillit, ça pivote, ça cavalcade et s’engouffre sous le buffet du salon avant de réapparaître quand on pensait, presque soulagé, l’affaire emmaillotée dans la poussière sale et collante du temps qui passe. Une telle énergie traduit le travail brahmsien consistant, dans ce premier segment, à associer
- ascensions légères,
- fusées descendantes parallèles et
- débordements de la mesure
- (octaves accentuées sur la deuxième croche,
- séries de deux croches répétées de part et d’autre de la barre,
- appui grave sur le dernier temps de la mesure).
Surtout, le compositeur mêle les astuces
- de l’itération qui permet à l’auditeur de se reconnaître (répétition
- des motifs clairement identifiables,
- des enchaînements entre les sections et
- du texte, grâce à la reprise) avec
- celles du mystère
- (fragmentation du propos,
- suspension du développement,
- absence de ligne uniformisante).
Signe que quelque chose de pas net se trame,
- la tonalité de Si se substitue à celle de si mineur,
- le rythme balancé se clarifie nettement et
- le propos se concentre dans l’aigu et le médium.
Le retour de l’ultra grave prépare
- d’abord le rappel du premier segment en si mineur,
- ensuite sa submersion par le mode majeur (cela constituera un pont avec la dernière ballade puisque la tonalité de Si majeur caractérisera le quatrième numéro de l’opus), et
- enfin le dernier mot laissé au mystère (tenues double pianissimo, discours épuré, insaisissabilité de l’appogiature finale qui contraste avec la durée des accords).
Rendre conjointement
- la vivacité,
- la diversité et
- l’ambigu mystère
de la troisième ballade : défi de taille, exécutant à la hauteur !
4.
Quatrième ballade en Si
Dernier des quatre sommets de l’opus 10, la quatrième ballade, la plus majestueuse avec ses dix minutes au compteur, s’avance andante con moto en 3/4 et en Si. Enfin, pas vraiment en Si immédiatement : plutôt par un si mineur 6 qui capte l’oreille par le battement harmonique suscité d’entrée (même si le montage, comme pour chaque piste, est étrangement raté par l’équipe de Sonogramme, la quatrième ballade commençant à la fin de la piste 3).
- Tranquillité,
- balancement et
- clarté de la marche chromatique descendante
se dévoilent grâce à sur un toucher expressif qui sait laisser respirer la mesure sans s’enkyster dans des effets mélodramatiques surjoués. La deuxième partie, plus lente travaille le swing
- en basculant dans l’intimité du ré dièse mineur, id est en s’éloignant de la sérénité rassurante du mode majeur pour gagner en inquiétude légère ce qu’elle abandonne en confort bourgeois,
- en associant une main droite en 18/8 et une main gauche en 6/4 (frottant donc le ternaire au binaire) et
- en insérant la ligne mélodique à l’alto, soit au milieu de l’accompagnement, avec l’interdiction faite à l’interprète de « trop marquer la mélodie » sans doute pour renforcer l’effet d’embrassement souhaité par le compositeur.
S’ouvre alors une méditation hypnotique entre médiums et graves qu’Irakly Avaliani transforme presque en trio pour instruments indépendants, aux sons spécifiques, avec
- triolets presque imperceptibles et pourtant précieux,
- lead délicatement tiré des cordes et
- marche résolue de la senestre.
Ainsi happé, l’auditeur vit au plus près
- les frottements harmoniques,
- les nuances resserrées donc d’autant plus efficaces, et
- l’hésitation qui conduit à la dernière modulation.
Le retour du premier motif
- (même structure,
- même mesure,
- même tempo,
- même tonalité),
pimpé par des doubles croches revigorantes, s’efface bientôt devant une nouvelle idée, plus posée, qui semble approfondir la méditation. Le musicien sait en rendre
- la majesté incarnée par les octaves solennelles de la main gauche,
- la profondeur que le legato offre aux accords de la main droite, mais aussi
- la fragilité discrète que symbolisent
- les quarts de soupir aérant le discours,
- les contretemps enjambant la mesure ou en détournant la logique, et
- les glissements harmoniques qui galvanisent la mélodie et, peu à peu, conduisent à l’accord de Fa # permettant le pivot vers la tonalité de si mineur.
Car Johannes Brahms reprend alors le deuxième motif, celui qui associait binaire et ternaire, toujours en mineur mais dans une autre tonalité qui fait écho à la troisième ballade. Ainsi se confirme, jusqu’à l’extinction et la tierce picarde finale, la fonction synthétique de ce quatrième volet de l’opus 10, comme si le compositeur regroupait dans une même œuvre les ingrédients qu’il a malaxés dans les précédents numéros
- (binaire / ternaire,
- mineur / majeur,
- unité / forme composite, etc.).
Le résultat n’est pas magistral, ce serait didactique ou pédant : c’est simplement, oui, simplement superbe et prenant.
5.
Huit caprices et intermèdes opus 76
Après l’opus 10 et ses quatre ballades, voici venu le temps de l’opus 76 et ses huit pièces pour piano, mêlant à part égale mais sans alternance systématique caprices et intermèdes. On connaît le contexte : c’est l’œuvre avec laquelle Johannes Brahms revient à l’écriture pour piano après une pause. Les lointaines ballades s’inspiraient officiellement d’un poème ? Les « pièces » se soumettront à un régime antiprogrammatique sévère.
- Pas de titre catchy au programme,
- pas de grande promenade par temps gris sur la plage du destin alors que les étoiles dessinent un horizon mystérieux,
- pas de floraison printanière des petits lapins dans les sous-bois de la forêt de Montmorency que nimbe un parfum d’amour ténu,
- non, pas d’épithète sexy, de mot-clef vendeur ou de concept clairement identifiable dont le compositeur se proposerait de transposer le suc fantasmatique en flux sonore.
Rien que des titres génériques auxquels la musique va donner
- chair,
- vibration et
- affriolance – et hop.
L’ensemble constitue un cheval de bataille souvent attelé par Irakly Avaliani : nous avions entendu sonner ses sabots sur la scène de la salle Cortot, à l’occasion du retour triomphal du musicien sur les planches parisiennes.
Le Premier caprice, en fa dièse mineur (pas d’inquiétude pour les curieux : l’audio de la vidéo supra commence vers 0’10, ce sera aussi le cas de la suivante), égrène six doubles à la mesure dans un esprit plus qu’un tempo « un poco agitato ». Grâce à
- la clarté et la différenciation des touchers,
- la science du crescendo millimétré, et grâce à
- la maîtrise de l’indispensable binôme rigueur métronomique – léger décalage qui fait
- respirer,
- haleter ou
- basculer la musique,
le pianiste emporte aussitôt l’auditeur avec lui.
- La pédalisation toujours juste
- (aura mais pas brouillon,
- résonance mais pas flou,
- liant mais pas confusion),
- l’élégance de l’agogique,
- l’équilibre des voix
se jouent des difficultés,
- créant des liens entre les différentes atmosphères,
- éclairant avec spécificité chaque segment,
- diffusant une sérénité si peu capricieuse
que la résolution majeure de ces ébats paraît curieusement logique et non plaquée.
Le formidable Deuxième caprice en si mineur, en 2/4 et siglé « Allegretto non troppo », s’ouvre sur des doubles croches sautillantes qu’accompagnent une marche chromatique descendante propulsée par une main gauche bondissante. La prise de son, proche de la table, rend justice à la technique du musicien en associant habilement
- l’acidulé du détaché paraissant survoler les touches,
- le crémeux de la main gauche bien enfoncée dans le clavier et pourtant toute en réflexes, ainsi que
- la conduite très sûre d’un propos simple d’apparence mais bourré d’astuces
- rythmiques (ainsi des appogiatures et des rythmes pointés qui cassent l’uniformité des séries de doubles croches),
- phrastiques (ainsi des deux en deux qui font palpiter la mélodie et des arpèges qui relancent l’articulation sur le premier temps) et
- pianistiques (ainsi de la pédalisation, à la fois strictement contradictoire a priori avec le pétillement de la dextre et absolument indispensable pour respecter le texte et le groove de la senestre).
Ce moment d’une délicatesse délicieuse, et vice et versa, permet aussi à Irakly Avaliani de dégainer sa spécialité : l’irisation des nuances dans un petit spectre contenu entre piano et mezzo forte. L’oscillation ainsi obtenue n’oblige pas à tendre l’oreille pour ne rien rater des intensités légèrement mutantes mais conduit l’écoutant – y compris quand il est, comme l’auteur de ces lignes, un gros lourdaud qui aime les spectres étendus et, dans d’autres domaines, la fureur bruitiste du metal ou des explorations électro d’un Nicolas Horvath, par exemple – à mieux apprécier la musicalité subtile qui émane de ces micro-mutations, donc à davantage jouir
- du toucher,
- du phrasé et, par voie de conséquence,
- de la musique de Johannes Brahms.
Tout ceci, comme de coutume sur ce carnet de notules, ne ressortit pas d’un exercice verbeux d’admiration, tâchant d’encenser platement l’interprète comme on flatte la croupe d’une vache (j’imagine que ça doit être sympa de discuter avec une vache, verbalement et tactilement, la question n’est pas là), mais tente de mettre des mots sur notre étonnement, au sens étymologique du terme, devant la capacité du musicien à nous happer dans
- une partition,
- un recueil,
- un univers
qui le passionnent – et ce, d’autant plus que ces subtilités nous avaient pour partie échappé lors de la version en concert.
- Les modulations,
- les évolutions de couleurs plus que de caractères,
- les à-coups rythmiques dans la régularité
- (appogiatures,
- quintolets,
- agogique)
participent de l’impression d’une interprétation – tant pis pour l’oxymoron – intime et néanmoins impressionnante qui efface la technique derrière une poésie époustouflante jusqu’à la tierce picarde finale. D’accord, mille fois d’accord, ça fait beaucoup d’épithètes, mais je n’allège pas la formulation car une telle saturation traduit probablement notre enthousiasme et notre hâte de découvrir les intermezzi suivants, agencés de manière savante. En effet, si les huit pièces pour piano op. 76 de Johannes Brahms formaient un poème, ses huit épisodes seraient des vers aux rimes tour à tour plates (AABB) puis embrassées (ABBA), avec
- A désignant les caprices et
- B les intermèdes.
Nous voici arrivé à la seconde partie des rimes plates, donc aux deux premiers intermezzi dont le premier s’avance en La bémol, affublé d’indications presque précises : il doit être à la fois gracieux et expressif.
Pour ce faire, le compositeur munit l’interprète d’une mallette à outils dont il doit savoir se servir. Parmi ces ustensiles,
- le staccato de l’accompagnement,
- les arpèges allégeant certains intervalles et accords,
- des contretemps rebondissants,
- une concentration du propos sur la droite du clavier, plus naturellement froufroutante que la section grave, et
- des nuances contenues aux alentours du piano.
Assurément, Irakly Avaliani est un bon bricoleur brahmsologique, d’autant que sa pédalisation, enveloppante mais aérée comme l’exige la partition, caresse l’oreille. Ensuite, dans une partie B, l’air de rien, le rythme s’enrichit :
- triolets dans une mesure binaire,
- contretemps et
- appogiatures mordant sur la mesure pour lancer les temps forts
contribuent à développer le propos. Enfin, dans une brève reprise des deux parties,
- l’élargissement du spectre des aigus,
- manière de synthèse et
- mesure alanguie cédant au ternaire
enrubannent cette virgule musicale glissée avec délicatesse par les doigts d’Irakly Avaliani.
Le deuxième intermède monte d’un ton et se retrouve en Si bémol majeur, toujours « grazioso » mais, cette fois, « allegretto ». Ici, le balancement et la fluidité s’imposent grâce
- au partage des rôles (lead au soprano, accompagnement aux autres voix),
- à la collaboration entre la pédale d’alto à contretemps et le swing de la main gauche qu’elle complète, et
- à l’hésitation tonale qui lance le morceau sur un F7 et s’amuse ensuite à masquer la dominante de Si bémol en multipliant les fausses pistes
- (si et mi naturels,
- sol dièse / la bémol,
- pédale de sol à la basse laissant croire à une tonalité de sol mineur).
Dans cet étrange confort inconfortable (confort car très mélodieux, inconfortable car joliment instable), on goûte
- la finesse du legato,
- la netteté de la mécanique au sein de la mesure et
- l’art d’Irakly Avaliani d’habiter la douceur pianistique en appliquant
- nuances appropriées,
- agogique habile car contenue, et
- ductilité des piani, si l’on entend par « ductilité », terme chéri des critiques musicaux parce que c’est pas très clair ce qu’est-ce que ça veut dire, la capacité d’une matière à résister à l’étirement, en l’espèce
- à changer de couleur sans changer de nature,
- à paraître cohérente sans sembler stagnante, et
- à garder la douceur d’une surface étale sans se soustraire au charme des irisations.
Nulle modulation ne parvient à perturber le calme de l’intermède. Mieux, celle qui ouvre la dernière partie semble entretenir cet apaisement joyeux en nourrissant la simplicité de l’œuvre ou, plutôt, la rassérénante apparence de simplicité qui sourd de la maîtrise du clavier par l’interprète
- (égalité de toucher sur l’ensemble des registres,
- conception d’ensemble du phrasé et non volonté didactique d’éclairer chaque partie,
- capacité presque magique de faire sonner la mélodie sans étouffer l’accompagnement au swing indispensable).
Or, après quatre pièces bien rangées (les caprices d’un côté, les intermèdes de l’autre), tout s’mélange pour la seconde mi-temps du match : d’abord un caprice, puis deux intermèdes, et enfin un dernier caprice. Le caprice en do dièse majeur et en 6/8 (à l’heure où nous écrivons ces lignes, la pièce n’est pas disponible sur la play-list YouTube reprenant le disque) est indiqué « agitato, ma non troppo presto ». En effet, c’est bien l’agitation qu’en traduit le pianiste en distinguant
- le rythme des noires qui guident la ligne mélodique,
- le motorisme des croches au grondement chromatique,
- le groove des basses opposant au ternaire de la main droite le binaire de la main gauche (trois noires à dextre, deux appuis à senestre) et
- l’aspect tourmenté de la musicalité
- (minicrescendi-decrescendi,
- concentration des registres dans le médium grave renforçant l’efficacité des notes plus aiguës,
- surgissement des contretemps « sostenuto » puis des doubles croches à l’alto…).
Tout cela est à la fois
- très net et pas clair,
- précis et remuant,
- cadré et débordant,
bref, agité.
- La colère des octaves graves,
- le ressassement et la répétition, ainsi que
- la confrontation des mesures binaires et ternaires
conduisent le morceau à développer vraiment un caractère capricieux qui fait tour à tour
- tonner,
- murmurer,
- tanguer,
- hésiter,
- s’ébrouer,
- s’emporter puis
- exploser (chose rare chez ce musicien !)
le piano. Dans cette atmosphère orageuse, Irakly Avaliani fait valoir
- son intériorité musicale aux piani caractéristiques,
- son intégrité interprétative privilégiant la lettre de la partition à sa réinterprétation sous couvert d’émotion artistique, et
- la solidité de sa vision musicale qui lui permet de dessiner une continuité derrière la rhapsodie sans écraser les contrastes.
L’intermezzo en La, « andante con moto » comme la quatrième ballade, est affiché à 2/4 mais prolonge la tension précédente entre trois temps et deux fois un temps et demi. Cette fois, Johannes Brahms associe
- le 6/8 des triolets au 4/8 de la basse, puis
- le 3/4 de la main droite au 2/4 de la main gauche, et enfin
- un peu des deux modèles ensemble, sinon, c’eût été trop simple.
Les reprises permettent de se goberger
- de l’étrange balancement,
- du rythme volontiers dissocié,
- de l’association entre clarté de l’articulation et onctuosité de la pédalisation, ainsi que
- du spectre des nuances allant du piano au mezzo forte.
La modulation en fa dièse mineur poursuit cette association entre binaire et ternaire jusqu’à ce que la reprise sans transition du motif liminaire nous ramène
- au soleil du majeur,
- aux irisations du chromatisme grave et
- aux mystères d’un apaisement sous forme de résolution que l’on doit appeler sérénité…
et que la coda et sa fin brève ne sous-titreront pas. Le binôme qui clôt, comme la Veuve ou presque, l’opus 76 de Johannes Brahms est constitué d’un intermède et un caprice. Le premier nommé n’est certes pas une mince affaire à jouer puisqu’il est « moderato » et « semplice ». A priori,
- peu de virtuosité surhumaine à attendre,
- peu d’effets wow soufflants à craindre pour les permanentes violettes des mamies de cinquante ans émues car elles viennent d’apprendre que l’adjointe à la culture et aux finances de madame la maire est elle aussi présente dans la salle des fêtes du casino (si, c’est celle qui nous a serré la main, l’autre jour,
- peu de traits mitraillettes qui font s’entreregarder les spectateurs sur l’air du « mazette ! le zigue l’a bien descendu ».
Même la tonalité de la mineur est accessible au premier amateur de lignes de gling et de glang, c’est dire… Pour capter les brava du mélomane, il va donc falloir chercher ailleurs, respectant ainsi la division schématique du recueil entre intermèdes plutôt paisibles et caprices potentiellement survoltés. Le prélude annonce un esprit balancé
- (demi-mesure pour commencer qui lance le propos,
- rythme pointé,
- contre-temps)
que ne contredit pas le premier motif, tout en lui ajoutant une autre caractéristique : la répétition entêtante. La tentation d’un écart
- (modulation,
- marche chromatique descendante,
- dilatation de la mesure qui passe de C barré à 3/2)
fait presque trembler le bourgeois à lorgnon qui sommeille en nous et se réveille parfois, mais il peut retourner ronfler car force reste à l’ordre qui se rétablit – la reprise est donc moins inquiétante pour les amateurs
- de la rigueur,
- des rangs d’oignon et
- de la paix des ménages.
Irakly Avaliani parvient néanmoins à captiver l’oreille en sachant éclairer l’intermède avec
- un phrasé subtil,
- une note légèrement plus sonore,
- une respiration sciemment un rien trop longue
que compense une parfaite maîtrise du tempo par ailleurs. La coda confirme le charme d’une œuvre associant
- plaisir presque lascif du swing,
- gourmandise régressive de la répétition et
- gracilité juvénile des nuances médianes
au pays desquelles l’interprète a sans doute été promu citoyen d’honneur.
« Grazioso ed un poco vivace », le caprice final risque une mesure à 6/4 et une écriture opposant deux débiteuses de croches : la main gauche et la main droite. Johannes Brahms s’empare du ternaire non point pour bercer l’auditeur mais pour le secouer.
- Suspensions,
- relances pointées,
- accents sur les temps faibles et
- escamotage des premiers temps grâce aux notes liées
figurent manière de halètement et permettent à l’interprète de nous saisir dans ses rets avec une efficacité digne d’un pêcheur de haute volée.
- Mélodie en pointillés,
- riche instabilité harmonique et
- contrastes d’intensité
construisent le mystère captivant de cette course-poursuite moins vertigineuse que vaguement inquiétante.
- L’élargissement des registres convoqués,
- les accélérations
- (densification du nombre de notes par mesure,
- accords de dm7 traversant le clavier vers le grave,
- tempo hâté sous l’effet d’un moment « appassionato »…) et
- les choix de nuances, portés par de grands crescendi et decrescendi et par des piani subito
font bouillonner le clavier. Néanmoins, le petit plus avalianique pourrait bien résider dans sa capacité à être chou et chèvre presque simultanément. Son jeu sait être incandescent puis, comme si de rien n’était, s’apaiser et n’être plus qu’un peu de vent sur un voile de tulle légèrement froissé, à l’instar de ce caprice censé être en Ut-mais-c’est-plus-compliqué. De même, on s’ébaubit devant le mélange entre
- respect du texte,
- liberté et
- musicalité,
qui sont sans doute trois synonymes ou presque au top niveau de la musique. C’est du moins ce que semble subodorer Irakly Avaliani qui nous propose, pour terminer son premier volume Brahms, les deux rhapsodies opus 79.
6.
Deux rhapsodies opus 79
Elles auraient dû s’appeler Klavierstücke, mais c’était compter sans la pression de la dédicataire à laquelle Johannes Brahms a fini par céder – l’opus 79 rassemblera donc deux rhapsodies. La première, en si mineur, est annoncée « agitato » et, en effet, c’est le sentiment que parvient à nous transmettre Irakly Avaliani grâce à
- un tempo sans concession,
- des accents qui s’assument et
- une puissance de rebond sur les octaves de la main gauche qui groove grave.
L’interprétation réfute cependant l’incandescence univoque.
- Les modulations,
- les détachés percutants,
- les octaves toniques,
- les effets de pédalisation,
- les différenciations de nuances voire même
- une reprise pas inscrite sur toutes les partitions mais pas moins efficace
énergisent, et hop, plus qu’ils n’écrasent cette composition bousculante, re-hop. Le pianiste en profite pour investir pleinement le projet a posteriori rhapsodique sans perdre de vue l’exigence liminaire d’agitation jusqu’au mouvement central en Si, « moins agité ».
- Légèreté du bariolage,
- effervescence des croches et
- joie des irisations chromatiques
transcendent l’idée réductrice d’une forme sonate dissimulée (mouvements vif – lent – vif). Le retour de l’agitation initiale n’en est pas moins parfaitement tendue, associant
- la réjouissance du déjà-ouï,
- la virulence du ressassement et
- le frottement entre ce dynamisme et le mode mineur qui structure le projet.
Les variations
- de couleur,
- de toucher et
- d’humeur
sont rendues avec
- fougue,
- précision et
- inventivité
par Irakly Avaliani, laissant augurer d’un finale en fanfare avec la seconde rhapsodie, annoncée « molto passionato » !
« Ultra passionné, mais pas trop joyeux » : presque tout Brahms ne serait-il pas dans l’indication ouvrant la Rhapsodie en sol mineur ? Officiellement siglé à quatre noires par mesure, la partition donne cependant du grain à moudre à l’interprète en associant ce projet binaire à une réalité également ternaire avec douze croches par mesure. Irakly Avaliani s’appuie sur cet indice de tourments pour caractériser les différents moments en choisissant pour chacun
- le toucher,
- le phrasé et
- les nuances
exigés par le premier segment de la rhapsodie. Ainsi résonnent
- la fermeté sans concession orientant le discours liminaire,
- les staccati bondissants articulant le dialogue entre les deux mains (octaves mains gauches) et
- le leagto presque lyrique enveloppé d’un piano subito (octaves main droite).
Johannes Brahms travaille la spécificité de chaque registre de l’instrument et secoue ces teintes, y compris en recourant notamment
- à l’astuce de la reprise qui permet d’offrir un nouveau tour de grand huit à l’auditeur,
- au plaisir de la modulation tonale et modale et à
- l’art de l’irisation qui consiste à utiliser un même motif en le présentant différemment à la lumière pour en révéler des
- aspects,
- couleurs et
- formes insoupçonnés.
Au centre du clavier, un ostinato inquiétant finit par irriter les deux mains sans provoquer l’explosion attendue (ce qui le rend encore plus inquiétant). Aussi le compositeur réexpose-t-il le segment premier comme pour y chercher une solution. Cela ne dissout point pour autant l’ostinato, et le piano semble en prendre acte dans une conclusion brève et agacée.
- Moins spectaculaire,
- moins démonstratif et
- moins, disons-le, rhapsodique,
ce dernier numéro de l’opus 79 ? Sans doute, et peut-être est-ce la raison pour laquelle Johannes Brahms rechignait à désigner les deux pièces uniment comme des « rhapsodies ». Irakly Avaliani ne manque pas pour autant de montrer ce qu’un musicien peut faire avec ses petits marteaux :
- cogner, bien sûr,
- chanter,
- questionner,
- chercher,
- renoncer,
- confronter,
- suspendre,
suscitant des émotions rhapsodiques, elles, chez l’auditeur, parmi lesquelles
- la surprise,
- la tension,
- la sérénité,
- l’énergie,
- la rêverie,
- l’étonnement et, in fine,
- le plaisir
qui, comme l’écrivait Claude Debussy et comme nous aimons à le rappeler, devrait être, nonobstant certaines déclarations tourmentées de grands acteurs du monde musical, l’une des principales finalités de la musique. En cela, la seconde rhapsodie est une habile conclusion pour ce disque, paru il y a treize ans, qui nous a captivé de bout en bout !
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