Irakly Avaliani, Intégrale Brahms volume 1, L’art du toucher – 5/10
Après l’opus 10 et ses quatre ballades, voici venu le temps de l’opus 76 et ses huit pièces pour piano, mêlant à part égale mais sans alternance systématique caprices et intermèdes. On connaît le contexte : c’est l’œuvre avec laquelle Johannes Brahms revient à l’écriture pour piano après une pause. Les lointaines ballades s’inspiraient officiellement d’un poème ? Les « pièces » se soumettront à un régime antiprogrammatique sévère.
- Pas de titre catchy au programme,
- pas de grande promenade par temps gris sur la plage du destin alors que les étoiles dessinent un horizon mystérieux,
- pas de floraison printanière des petits lapins dans les sous-bois de la forêt de Montmorency que nimbe un parfum d’amour ténu,
- non, pas d’épithète sexy, de mot-clef vendeur ou de concept clairement identifiable dont le compositeur se proposerait de transposer le suc fantasmatique en flux sonore.
Rien que des titres génériques auxquels la musique va donner
- chair,
- vibration et
- affriolance – et hop.
L’ensemble constitue un cheval de bataille souvent attelé par Irakly Avaliani : nous avions entendu sonner ses sabots sur la scène de la salle Cortot, à l’occasion du retour triomphal du musicien sur les planches parisiennes.
Le Premier caprice, en fa dièse mineur (pas d’inquiétude pour les curieux : l’audio de la vidéo supra commence vers 0’10, ce sera aussi le cas de la suivante), égrène six doubles à la mesure dans un esprit plus qu’un tempo « un poco agitato ». Grâce à
- la clarté et la différenciation des touchers,
- la science du crescendo millimétré, et grâce à
- la maîtrise de l’indispensable binôme rigueur métronomique – léger décalage qui fait
- respirer,
- haleter ou
- basculer la musique,
le pianiste emporte aussitôt l’auditeur avec lui.
- La pédalisation toujours juste
- (aura mais pas brouillon,
- résonance mais pas flou,
- liant mais pas confusion),
- l’élégance de l’agogique,
- l’équilibre des voix
se jouent des difficultés,
- créant des liens entre les différentes atmosphères,
- éclairant avec spécificité chaque segment,
- diffusant une sérénité si peu capricieuse
que la résolution majeure de ces ébats paraît curieusement logique et non plaquée.
Le formidable Deuxième caprice en si mineur, en 2/4 et siglé « Allegretto non troppo », s’ouvre sur des doubles croches sautillantes qu’accompagnent une marche chromatique descendante propulsée par une main gauche bondissante. La prise de son, proche de la table, rend justice à la technique du musicien en associant habilement
- l’acidulé du détaché paraissant survoler les touches,
- le crémeux de la main gauche bien enfoncée dans le clavier et pourtant toute en réflexes, ainsi que
- la conduite très sûre d’un propos simple d’apparence mais bourré d’astuces
- rythmiques (ainsi des appogiatures et des rythmes pointés qui cassent l’uniformité des séries de doubles croches),
- phrastiques (ainsi des deux en deux qui font palpiter la mélodie et des arpèges qui relancent l’articulation sur le premier temps) et
- pianistiques (ainsi de la pédalisation, à la fois strictement contradictoire a priori avec le pétillement de la dextre et absolument indispensable pour respecter le texte et le groove de la senestre).
Ce moment d’une délicatesse délicieuse, et vice et versa, permet aussi à Irakly Avaliani de dégainer sa spécialité : l’irisation des nuances dans un petit spectre contenu entre piano et mezzo forte. L’oscillation ainsi obtenue n’oblige pas à tendre l’oreille pour ne rien rater des intensités légèrement mutantes mais conduit l’écoutant – y compris quand il est, comme l’auteur de ces lignes, un gros lourdaud qui aime les spectres étendus et, dans d’autres domaines, la fureur bruitiste du metal ou des explorations électro d’un Nicolas Horvath, par exemple – à mieux apprécier la musicalité subtile qui émane de ces micro-mutations, donc à davantage jouir
- du toucher,
- du phrasé et, par voie de conséquence,
- de la musique de Johannes Brahms.
Tout ceci, comme de coutume sur ce carnet de notules, ne ressortit pas d’un exercice verbeux d’admiration, tâchant d’encenser platement l’interprète comme on flatte la croupe d’une vache (j’imagine que ça doit être sympa de discuter avec une vache, verbalement et tactilement, la question n’est pas là), mais tente de mettre des mots sur notre étonnement, au sens étymologique du terme, devant la capacité du musicien à nous happer dans
- une partition,
- un recueil,
- un univers
qui le passionnent – et ce, d’autant plus que ces subtilités nous avaient pour partie échappé lors de la version en concert.
- Les modulations,
- les évolutions de couleurs plus que de caractères,
- les à-coups rythmiques dans la régularité
- (appogiatures,
- quintolets,
- agogique)
participent de l’impression d’une interprétation – tant pis pour l’oxymoron – intime et néanmoins impressionnante qui efface la technique derrière une poésie époustouflante jusqu’à la tierce picarde finale. D’accord, mille fois d’accord, ça fait beaucoup d’épithètes, mais je n’allège pas la formulation car une telle saturation traduit probablement notre enthousiasme et notre hâte de découvrir les intermezzi suivants – ceux qui feront, malpeste, s’en doutait-on ? l’objet d’une prochaine notule.
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