Irakly Avaliani, Intégrale Brahms volume 1, L’art du toucher – 2/10
Après une première ballade jouée avec profondeur, voici la deuxième, toujours andante, toujours en ré mais, cette fois, en majeur. « Espressivo e dolce », elle s’ouvre sur un triple balancement.
- Oscillation des contretemps pulsés par la main gauche,
- flux mélodique et reflux au sein du même segment,
- charme du mineur nostalgique et force du majeur
marquent la première page de l’œuvre, que renverse un Allegro non troppo deux fois plus rapide. D’un seul coup d’un seul, le piano est envahi par
- de doubles octaves répétées,
- des modulations tournoyantes et
- l’ exaspération du ternaire qui rue dans le cadre martial imposé au propos…
jusqu’à l’emporter. Synthèse entre la tentation du si mineur et la persistance du mode majeur, fusion entre la continuité rythmique et l’inclination vers le ternaire, un moment en Si et 6/4 permet à Irakly Avaliani de pratiquer à découvert sa passion pour « l’art du toucher ». En moins de trois minutes, celui-ci a été changé trois fois :
- d’abord « dolce »,
- il est devenu « ben marcato » et
- se retrouve à présent « molto staccato e leggiero ».
À ces indications générales s’ajoute le respect de la dynamique, ici plantée dans le registre grave.
- Aux appogiatures de la main droite, impulsant un groove discret,
- s’opposent et la pédale de si et
- l’ostinato inversé de la main gauche (en clair ou presque quand la main droite monte, la senestre descend).
Un sas de décompression voit la main droite prise dans des accords tenus tandis que sa consœur retrouve le marcato précédent pour préparer la bascule vers le si mineur. Irakly Avaliani a donc raison d’axer son interprétation moins sur
- l’émotion des nuances,
- la labilité d’un lyrisme insaisissable ou
- l’invention d’une unité uniformisante qui se déroberait,
que sur
- le rythme,
- l’attaque et
- la précision du tempo
indispensable pour fixer les conditions du groove. Musiciens et mélomanes savent, même si subvertir les frontières est une tentation à laquelle nombre d’interprètes peinent à résister,
- pas de contretemps sans temps,
- pas de changement de beat sans netteté du beat,
- pas d’efficacité des mutations sans démarcation nette de caractère.
Se dévoile alors la structure en symétrie axiale de la ballade avec
- une partie A douce en contretemps,
- une partie B rythmique à double tempo,
- une partie C ternaire en staccato, axe de la composition, puis
- le retour de la partie B, et
- la clôture sur la partie A.
Ce schéma est indicatif donc faux, car il ne rend pas raison de l’évolution du discours. Une fois que tous les mouvements ont été énoncés, chacun, tout en gardant sa spécificité reconnaissable, est piqueté par celui qui l’a précédé. En effet, la partie B2 s’acoquine avec le plaisir ternaire de C ; et la partie A2, passionnément, se laisse griser par le Si – majeur d’abord, mineur ensuite – car elle a besoin d’une coda pour dissoudre dans le Ré initial, les arpèges et accords de la coda rappelant eux aussi les tenues qui concluaient la partie C. Dès lors, l’art d’Irakly Avaliani consiste moins à éclairer ces mutations de façon professorale (écouter, c’est pas prendre un cours, c’est – as far as we’re concerned – espérer vibrer avec
- le compositeur,
- son porte-voix et
- le moment présent)
qu’à
- caractériser chaque ingrédient,
- mélanger ces couleurs et
- laisser l’auditeur jouir de ce mix à mesure que les trois types de sonorités
- se côtoient,
- s’influencent mais
- ne s’écrasent pas les unes sous les autres.
Cette attention portée aux échos et aux mouvements du matériau musical est d’autant plus appropriée que les quatre ballades sont pensées dans une profonde cyclicité. Les tonalités se répondent,
- du ré
- (mineur pour la première,
- majeur pour la deuxième) au
- si
- (mineur pour la troisième, donc faisant écho aux deux dièses de la deuxième,
- majeur pour la quatrième).
De même, les indications de tempo sont significatives, même si, on l’a vu, elles sont relatives car bousculées dans chaque ballade : on trouve
- deux Andante,
- un Allegro marqué « Intermezzo », et
- une synthèse pour la dernière ballade, à nouveau Andante mais, cette fois, « con motto ».
L’écoute de la troisième ballade sera donc l’objet curieux de notre prochaine notule.
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