admin

Le 21 mars 2025 à l’opéra Garnier. Photo : Bertrand Ferrier.

 

Devant un rideau vert moche, un micro attend. L’opéra national de Paris lance ainsi, modestement, sa nouvelle création à Garnier – cet établissement où les minettes de presque tout âge arrivent plus tôt pour se dénuder et être prises en photo autour de l’escalier monumental avant, hélas, le plus souvent, de se rhabiller – pour sept représentations qui, après avoir longtemps été annoncées complètes, ne l’étaient plus au soir de la première. Pour cet événement, car c’en est un, Frédéric Boyer, engagé comme librettiste, s’est inspiré de Vita nova et de Divina Commedia de Dante Alighieri afin d’inspirer à son tour Pascal Dusapin. L’opéra est monobloc :

  • un prologue (sans sous-titre) et sept scènes,
  • 1 h 50,
  • pas d’entracte.

Comme d’habitude sur les deux scène de l’opéra national parisien, les Français ne sont pas les bienvenus.

  • L’opéra, même écrit par des Français, est bien sûr en italien (le français, c’est caca),
  • le chef d’orchestre – Kent Nagano himself – est américain (les Français sont nuls), et
  • les solistes sont étrangers (les Français n’ont pas le niveau), à l’exception de Dominique Visse, le haute-contre qui fait entendre la voix des damnés – hasard ou réalité scientifique ?

Dans ces conditions, je propose et repropose que l’État arrête de sponsoriser une institution qui rejette avec autant de systématisme les forces vives artistiques issues de l’Hexagone. En sus, ma suggestion me semble très opportune à un moment où, après avoir piétiné l’action culturelle  (le seul fait de nommer et renommer ministre de la culture l’inculte mairesse pensionnée des ultrariches en est une belle illustration), la clique rotschildienne souhaite rebasculer tout le pognon dans le financement des copains de l’armement, les banques étant très fortuitement appelées à profiter au passage des crédits de 800 milliards d’euros envisagés pour tuer les clampins… en attendant davantage puisque Kyriakos Miotsotakis, premier ministre grec, estimait que « nous devons peut-être être plus ambitieux », in : Le Monde, 22 mars 2025, p. 3.
Soit, j’admets que l’agacement, souvent renouvelé par des constats similaires d’exclusion des artistes français, est peut-être un peu plus vif après la triple déception que nous inspire le nouvel opéra de Pascal Dusapin – lequel, lui, est bien français, tout arrive parfois.

 

1.

La première déception est dramatique : utiliser une œuvre censée être fort importante et non moins connue ne garantit pas que le résultat soit sinon aussi estimable, du moins aussi stimulant. L’histoire suit Dante (le Danois Bo Skovhus) et son double le jeune Dante (l’Allemande Christel Loetzch, en impeccable costume cravate qui donne une idée de la créativité de l’Allemande Gesine Völlm, costumière de la production) frappés par la mort de Béatrice (l’Anglaise Jennifer France). Ce décès, dans la mise en scène de l’Allemand Claude Guth et d’après la vidéo liminaire, semble faire suite à un accident-suicide survenu sur une route de forêt alors qu’Alighieri était au volant. Poussé par santa Lucia (la Grecque Danae Kontora), Dante se laisse guider par Virgilio (l’Américain David Leigh) dans un périple à travers

  • les limbes,
  • les Enfers,
  • le purgatoire et
  • le paradis

pour espérer retrouver la bien-aimée décédée. Le tout se joue en dialogue

  • avec le chœur, installé dans la fosse où il chante des hymnes sacrées, et
  • avec un dispositif électroacoustique manigancé par Thierry Coduys.

En dépit d’un dispositif scénique en arche d’Étienne Pluss, qui tente de clarifier le propos (début dans l’antre de Dante, ouverture sur d’autres espaces, retour vers l’appartement in fine), la mise en scène échoue totalement à dynamiser la triple difficulté qu’elle affronte.

  • D’abord, il n’y a pas de scénario, c’est un road-movie plus descriptif que secoué par un récit avec
    • twists,
    • cliffhangers et
    • autres cahots à même de captiver le mélomane.
  • Ensuite, il n’y a pas de personnages évolutifs, chacun étant d’emblée figé dans une posture et une personnalité dont il ne bougera jamais.
  • Enfin, il n’y a pas de suspense, précisément parce que l’histoire de Dante est éventée de sorte que, réduite à peau de chagrin pour la nécessité de l’opéra, sans prisme singulier ou stimulant, elle finit par ressembler à un « Profil » de chez Hatier, la seule bonne nouvelle étant la suppression de la description de certains des huit cercles, où l’on craignait de s’envaser comme dans l’interminable énumération ornithologique qui fracasse même les plus fanatiques d’Olivier Messiaen dans Saint François d’Assise (qu’a aussi dirigé Kent Nagano, il y a quarante-deux ans, au gré des huit représentations de la création).

 

Le 21 mars 2025, à l’opéra Garnier (Paris 8), au deuxième rang, Christel Loetzsch, Pascal Dusapin passablement surpris d’être au deuxième rang, et Bo Skovhus. Au premier rang, des gens. Photo : Bertrand Ferrier.

 

2.

La deuxième déception, qui renforce la première, est liée à l’écriture musicale elle-même. Le plus souvent, elle transforme les qualités du compositeur en reproches que l’on peut envisager d’adresser à la partition. Pascal Dusapin est un maître de l’orchestre. Il sait tirer de la phalange qu’il constitue pour partie

  • des sonorités rares (tâchons néanmoins d’oublier les sons très vilains émis par l’orgue en plastique du soir),
  • des harmonies envoûtantes et
  • des rapports entre pupitres particulièrement maîtrisés.

De surcroît, dans Il Viaggio, Dante, son travail s’appuie sur

  • des instruments rares (dont l’orgue en plastique, hélas) ou non mélodiques, avec
    • frottements,
    • froissements,
    • glissements,
  • la transformation du chœur en un instrument d’orchestre comme un autre, et
  • l’augmentation de l’ensemble par le dispositif électroacoustique.

Cette masse de possibles achoppe pourtant sur l’absence de narrativité. En d’autres termes,

  • la part instrumentale de la musique paraît souvent illustrative ;
  • elle manque de prises d’initiative face à la sagesse planplan du livret ;
  • elle engonce les chanteurs dans une espèce d’ouate sonore bien conçue mais souvent cotonneuse ; et, au final,
  • elle semble essentiellement se réduire à un projet d’illustration ou d’accompagnement qui empêche l’orchestre d’être un personnage à part entière de l’histoire qu’il contribue à narrer.

 

Le 21 mars 2025, à l’opéra Garnier (Paris 8), Kent Nagano, Jennifer France et un bout de David Leigh. Photo : Bertrand Ferrier.

 

3.

La troisième déception est une conséquence des deux autres : elle est interprétative. En dehors de l’affinement de certains calages dont devraient bénéficier les prochaines représentations, tant la partition a dû être complexe à

  • apprendre,
  • mémoriser et
  • ressentir,

les chanteurs n’ont pas de place pour incarner.

  • Au livret plouf-plouf et
  • à la musique trop fonctionnelle s’ajoute
  • une mise en scène
    • poussive,
    • sans souffle,
    • dénuée d’inventivité.

Pas un personnage ne passe au travers de cette vacuité.

  • Dante, ôtant ou traînant sa veste à nous en fatiguer les orbites, semble passer son temps à se traîner par terre ;
  • Béatrice est réduite à une nana en robe rouge qui, dès qu’elle entre sur scène, fume et enlève ses sandales rouges que Dante s’empresse de humer comme dans « Le chat botté » de Thomas Fersen ;
  • le jeune Dante est l’éternel chougneur dont les plaintes perpétuelles escagassent au lieu d’émouvoir ;
  • la voix des damnés (nom d’un rôle) réduit Dominique Visse à jouer une folle façon Michel Fau – l’obligation d’avoir un travesti, en sus d’une femme chantant un homme, sur la scène opératique, prolonge le/la consternant.e.x.y.z Falsacappa de Barrie Kosky, et c’est tellement pfff que je ne veux même pas chercher un mot plus noble pour remplacer l’interjection ;
  • Virgilio, avec ses faux airs d’un Christ ou d’un Jean-Baptiste caricatural, gronde comme une basse sans jamais paraître doté d’une personnalité spécifique ;
  • en dépit de ses prouesses vocales, Lucia, paillettes et auréole clignotante, est contrainte à jouer une nana bourrée et/ou handicapée ; et
  • le narrateur n’est qu’un M. Loyal pailleté lui aussi et parfois affublé de claudettes, pour une raison qui, je le reconnais, m’a échappé.

À ces stéréotypes dépourvus de la moindre épaisseur, s’ajoute la présence de figurants niveau MJC en décrépitude, aussi inutiles (par exemple quand ils traversent la scène de jardin à cour trrrrrès lentement

  • en slip,
  • en soutif,
  • en nuisette ou
  • nichons apparents,

alors que le gars de l’Enfer censé choquer Dante parce qu’il est nu est, lui, vêtu d’un boxer, allez comprendre…) que gênants (la caricature des fous, même alternée avec des moments chorégraphiés tentant de distancer l’insulte, est quelque chose entre malvenue et malaisante). C’est d’autant plus dommage qu’il est exigé de tous les chanteurs une performance technique sans répit. Or,

  • au lieu de vibrer à l’incarnation d’artistes qui se sont fadés un travail de fous furieux,
  • au lieu de se laisser emporter par une maîtrise vocale qui semble faire fi des contraintes et difficultés techniques,
  • au lieu de décoller de la chaise de bar d’où l’on se déboite le cou pour voir la moitié gauche de la scène du fond d’une « loge » et de se laisser peu à peu envoler par le show,

on en est réduit à constater la performance technique des chanteurs. Pendant 1 h 50, c’est peu. Certes, Danae Kontora et Jennifer France font preuve d’une constance wow et d’une maîtrise infaillible des registres extrêmes, sooo « musique contemporaine », mais cet extrémisme des suraigus est tellement systématique qu’elle donne envie d’applaudir les cantatrices pour l’exploit, pas de les remercier pour la vibe qui nous évaderait et que l’on attend toujours.
À leur tour, par leur présence presque constante pendant près de deux heures, Bo Skovhus, si recherché par les scènes parisiennes pour les créations opératiques, et son double Christel Loetzch (il faut bien sûr une soprano pour jouer un homme, sinon, on n’est pas en 2025, mon poussin) témoignent d’un savoir-faire et d’un métier remarquables sans nous arracher un frisson. Et l’on sent bien que ni les uns ni les autres ne peuvent faire plus, engoncés qu’ils sont dans un carcan stérilisant et sans issue. Voilà peut-être ce qui est le plus ébaubissant, dans ce Viaggio : il est incroyable qu’un vivier artistique d’une exigence et d’une conviction patentes ne soit pas en capacité de nous arracher la moindre larmichette intérieure.

 

En conclusion

Les faits sont têtus. En cent dix minutes, jamais l’on n’aura eu l’impression d’être pris dans le tourbillon

  • d’un amour plus fort que la mort,
  • d’un espoir plus terrifiant que la finitude,
  • d’une friction vitale entre impossible et nécessaire.

La désertion de nombreux spectateurs autour de nous et les maigres applaudissements recueillis aux saluts par des artistes pourtant valeureux nous laissent supposer que notre désarroi a été largement partagé. Sans doute est-ce le lot des créations : certaines convainquent, d’autres désamorcent toute tentative de s’enthousiasmer. Ce 21 mars, nous avons été désamorcé.