Herbert du Plessis joue Frédéric Chopin (Anima) – 7/7

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Première du disque

 

Comme la plupart des objets culturels intrigants, le double disque de Herbert du Plessis fait dans la nuance voire dans l’oxymoron. Certes, il rassemble d’impressionnantes intégrales (celles des deux opus d’études et celle des vingt-quatre préludes, évoquées ici), mais il se mâtine d’un côté récital par le truchement des bonus et des bis. Le disque aux vingt-quatre études proposait à dessein les rares variations écrites en souvenir de Paganini ; le disque aux vingt-quatre préludes se conclut par un bonus et un bis.
Le bonus est constitué d’un florilège intitulé par l’interprète Feuilles d’album et complète le principe intégraliste, et hop, par le plaisir du picorage qui n’est certes pas réservé aux gallinacées. On sait que la composition pour albums était le selfie des riches qui, à l’occasion d’un salon ou d’un concert donné en leur humble chaumine, sollicitait l’artiste afin qu’il gratifiât d’une miniature le recueil de la maisonnée.
L’interprète recrée son propre album en ouvrant le bal avec le Presto con leggiereza en La bémol, souvent considéré comme le vingt-sixième prélude. Il s’agit d’une cavalcade de trois-quarts de minute, dont le pianiste galbe

  • le legato donnant sa souplesse à la pièce,
  • le flux des intensités assurant l’intérêt de l’exercice et
  • la tension entre énergie motorique et agogique
    • aérant,
    • éclairant ou
    • dynamisant le propos.

La Mazur suivante campe sur la tonalité de La bémol. Herbert du Plessis en rend

  • la légèreté dansante,
  • la simplicité joyeuse et
  • l’association tonifiante entre mélodie populaire et astuces savantes
    • (chromatisme çà et là acidulé,
    • harmonisation habile mais discrète,
    • construction charpentée avec le miroir intro / coda).

La Valse sostenuto en Mi bémol, considérée comme la dix-huitième du genre et destinée à un banquier, ne s’embarrasse pas de faux-semblants. Elle

  • tournoie tranquillement,
  • volette paisiblement, et
  • adjoint habilement à la grâce du ternaire les p’tits boosters que sont
    • le rythme pointé,
    • les appogiatures bondissantes et
    • l’inversion du lead entre la main droite (première partie) et la main gauche (seconde partie) qui colore l’énoncé.

Prolongeant la tonalité de Mi bémol, le Largo fleure bon la marche. L’interprète ne cherche pas des poux de midi dans la tonsure de quatorze heures. Il se contente, ce qui n’est pas rien,

  • de pimenter la solennité avec un allant seyant,
  • d’orner la linéarité du texte avec de précieuses nuances, et
  • de glisser des respirations bienvenues dans un phrasé luxueux.

Le Cantabile en Si bémol se balance sur

  • un 6/8 d’une plaisante tranquillité,
  • une harmonisation aux trouvailles sporadiquement saisissantes, et
  • un toucher combinant le soyeux de la mélodie avec la délicatesse du ploum-ploum accompagnateur.

Plus longue pièce de ce florilège, le Nocturne en do mineur ose afficher plus de3′ contre 1’15 en moyenne pour ses complices de virée. Le tempo modéré permet de profiter pleinement du swing propulsé notamment par

  • les anacrouses dynamisantes,
  • le duo répétition d’un motif obsédant + variations du traitement, et
  • le combo accompagnement obstiné en croches à gauche et liberté de la mélodie
    • (notes pointées,
    • appogiatures,
    • gruppetti de cinq, neuf, onze, douze ou quatorze notes,
    • incrustation de triolets,
    • accélération du débit via le recours aux triples croches, etc.).

Alors même que l’œuvre paraît paisible, Frédéric Chopin suscite manière d’intranquillité en y distillant progressivement

  • une instabilité rythmique qui se complique et ne se dissout pas dans une coda apaisée,
  • des surprises harmoniques rappelant que l’évidence tonale n’est qu’une évidence tonale parmi d’autres évidences tonales, et
  • des changements
    • de tempo (les ralentis écrits et les a tempo dialoguant avec les animato),
    • de nuances et
    • de caractères dont la complémentarité ici, la coalition là, contribuent à l’intérêt de cette « feuille ».

Deux mazurkas concluent l’album inventé par Herbert du Plessis, et jouent aussi la partition de la nuance. L’interprète y voit des pièces esquissées par Frédéric Chopin puis arrangées par Julian Fontana en vue d’une publication posthume. La mazurka en Ut, op. 67 n°3,

  • pétille,
  • sautille,
  • se retient pour mieux repartir en mouvement, bref,
  • rayonne allègrement.

La mazurka en Sol, op. 67 n°1, virevolte avec

  • moult ornements,
  • force facéties rythmiques, et même
  • une modulation dans la patrie centrale pour relancer le discours et l’écoute.

À son habitude lorsque cela s’impose, Herbert du Plessis veille à ne pas en masquer les racines folkloriques sous une préciosité savante qui gâcherait l’effet. C’est bien cette association entre une danse populaire et une écriture savante qui fait le prix de l’œuvre. On veut donc y entendre

  • du lourdaud,
  • du pataud et
  • du balourd

enrubanné dans les volutes

  • harmoniques,
  • rythmiques et
  • gracieuses

de la Très Chic Musique Classique. Bingo, dans la présente exécution, on a tout cela ! Dès lors, le plaisir suscité par l’écoute de ce patchwork bien ficelé – et d’autant plus agréable qu’elle intervient après deux gros blocs de vingt-quatre morceaux – méritait un bis. Sans se faire prier, le pianiste nous l’offre via le prélude op. 45, même s’il nous prévient que le titre nous berne : à part le mot, rien à voir avec l’opus 28 joué en ouverture de disque. Herbert du Plessis en propose une vision paradoxale car

  • énigmatique et décidée,
  • maîtrisée et prompte à s’abandonner,
  • fluide et tenue.

L’auditeur navigue à vue avec bonheur tant

  • les modulations perpétuelles (dont le compositeur n’était pas peur fier),
  • l’indécidabilité mélodique et
  • l’étrangeté de la cadence

associent intimement topoï chopiniens et figures moins courues par le Franco-polonais. Une façon habile de renvoyer au titre de ce double disque, Créer un monde nouveau : derrière les grandes lignes de la cosmogonie de Frédéric Chopin se cachent

  • de petites lignes,
  • des astérisques et
  • des codicilles

qui non seulement n’ont pas moins d’intérêt que les gros caractères mais contribuent sans doute à rendre ces derniers lisibles et bien encrés encore aujourd’hui – découvrir qu’il reste à découvrir quelque chose de ce(ux) qu’on aime, qu’y a-t-il de plus efficace pour stimuler le kif ? De même, derrière le brio d’une interprétation polymorphe et difficilement reprochable, derrière l’ambition soutenue et la qualité technique du disque (il ne faut évidemment pas se laisser dissuader par une première de couverture typographiquement entre banale, surannée et peu engageante…), se profile une vision d’un Chopin grand grâce à ses chefs-d’œuvre ET grâce à ses œuvres méconnues – on pense à Nicolas Horvath traquant dans les archives les secrets des nocturnes pour mieux nous re-révéler les nocturnes pas du tout secrets. Le résultat doit être salué car il est

  • stimulant,
  • tonifiant et, qualité non négligeable,
  • fort savoureux.

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