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Alain Altinoglu et son orchestre triomphent au théâtre de la Monnaie, à Bruxelles, le 11 mai 2023. Photo : Rozenn Douerin.

 

La première partie de Henry VIII, passionnante et brillamment enlevée, devait être suivie, à l’entracte, par un ballet dansé devant le théâtre. La pluie a annulé le projet – pas l’étonnement suscité par l’optimisme d’une scène non protégée : à la mi-mai, les pluies sur Bruxelles ne sont pas un épiphénomène… Cette déconvenue n’a pas obéré l’enthousiasme des spectateurs qui offrent un double tonnerre d’applaudissements en ouverture de l’acte troisième ! D’abord pour l’orchestre, son nouveau premier violon et son chef ; puis, moins habituel, pour l’entrée en scène d’un cheval, un vrai, qui va faire quelques tours de manège, le temps que Henry VIII Lionel Lhote) explique que la férule du pape commence à lui courir sur le haricot (« est-ce même être roi que subir cette entrave ? »). Le roi a un autre projet : la religion à la carte – et, dans ce restaurant, il décide que ce sera lui le chef.
Pour une raison qui échappera à tous les spectateurs manquant probablement de poésie, le roi exprime sa volonté en grimpant sur manière de lit de camp tout moche au matelas souillé, l’ossature du meuble étant noire comme l’essentiel des costumes de cette seconde partie. Tandis que le roi chevauche sa couche donc peut-être ses coucheries, à l’étage supérieur, sa perfide chérie (Nora Gubisch) le tire – je n’ai pas fini – au pistolet avant de tirer sur tout le monde. Là encore, le sens de cette pantomime nous échappe – ce ne peut être pour souligner que, aux yeux d’une arriviste, chacun lui est un ennemi, le message étant déjà passé…
En allusion à Maurizio Cattelan et à la Nona ora, Olivier Py écrase le cardinal Campeggio, légat du pape (Vincent Le Texier), sous une statue en guise de météorite. Puis des danseurs de tout sexe investissent la scène, avec ou sans slip – c’est vrai qu’une bite et de la nichonnade en liberté, ça manquait ! Qui imaginerait assister à un opéra sans bénéficier de la vue d’une paire de couilles ou – c’est un peu plus rare, soit – de tétons se baladant et se contorsionnant sur scène ? Heureusement, la musique, tour à tour élégante et vrombissante, compense ces propositions scéniques moins saugrenues que vulgaires. Les ensembles vocaux sont remarquablement réglés et permettent à Catherine d’Aragon (Marie-Adeline Henry) de faire démonstration de la puissance de ses aigus. Ceux-ci sacrifient avec gourmandise le velouté sur l’autel de la netteté vibrante. Tandis que, fidèle à sa passion du jeu, Nora Gubisch lustre et illustre ses qualités de comédienne à travers ses évolutions muettes, le grand solo de la reine (« À ta bonté souveraine, seule, dans cet instant, je m’adresse, ô mon roi ! ») ajoute aux qualités de la soprano une démonstration intériorisée de vaillance et de sens des nuances.

  • Le rôle dévolu au chœur,
  • la direction attentive d’Alain Altinoglu et
  • la variété d’écriture

compensent largement un livret dont l’intérêt narratif, avouons-le, s’étiole peu à peu.

 

Détail du décor final de « Henry VIII » imaginé par Pierre-André Weitz. Photo : Rozenn Douerin.

 

En ouverture du quatrième acte, un ballet offre l’occasion aux danseurs d’évoluer sur des tables et des chaises autour de Barbe bleue – bientôt, on basculera vers un projet intersectionnel avec travesti et pas de deux mêlant couples homme-femme et homme-homme, comme s’il fallait coller une modernité de pacotille sur un opéra qui n’en avait point besoin. Une fois de plus, ce fatras à la fois convenu dans une certaine esthétique de la mise en scène et hors sujet (ce qui participe de la convention) ne parvient pas tout à fait à nous gâcher le plaisir de la musique et le brio d’un orchestre dont le chef soigne la plasticité – ainsi de la ouate élégiaque qu’il fabrique pour sertir le message de la reine rapporté par Don Gomez de Féria (Ed Lyon).
Il faut dire que l’ambiance a changé. Depuis son triomphe, Anne de Boleyn souffre de la méfiance et de la lassitude de son époux. Son beau succès a volé en éclats comme le mur percuté par une locomotive surgissant sur scène avec le bruitage adéquat – ben, parce que, quoi, voilà, quelque part, j’veux dire, bon, bref. Par chance, voilà un p’tit moment que l’on a cessé d’espérer trouver du sens dans la mise en scène. Des valises vont et viennent ; les ailes en carton voletant autour de la reine qui concentre toutes les attentions ; à en croire Olivier Py, le roi lutinerait désormais Lady Clarence (Claire Antoine). Surtout, chacun veut soutirer à la reine, par la ruse, la manipulation psychologique ou quelque autre stratagème fripon, la preuve écrite que Don Gomez de Féria a bien été le chéri d’Anne de Boleyn. Partagée entre

  • la nostalgie de son Espagne natale (« Ô cruel souvenir ! » offre à Marie-Adeline Henry un nouveau morceau de bravoure),
  • la jalousie qu’elle éprouve malgré elle à l’endroit de celui qui l’a répudiée et
  • son devoir chrétien de pardon et de loyauté,

la reine voit débarquer dans sa dernière demeure une Anne de Boleyn rongée par les contradictions. Elle

  • joue la repentance pour circonvenir la reine,
  • éprouve une crainte viscérale que le roi ait un prétexte pour la virer, et
  • sent que ses mondes s’écroulent
    • (don Gomez ne l’aime plus,
    • le roi ne l’aime plus, euphémisme, et
    • son titre ne tient qu’à un fil).

 

Un public varié, parmi lequel don Sleepy, assistait à la première de « Henry VIII » au théâtre de la Monnaie, le 11 mai 2023. Photo : Rozenn Douerin.

 

L’arrivée du roi, le renoncement à la vengeance, l’appel au pardon qui ne sera pas tout à fait entendu, la mort de la reine et les menaces d’un Henry VIII amoureux de sa hache pimpent, en dépit de la fatigue visuelle liée aux parasites (danseur torse nu, enfant jouant avec une balle « qui symbolise la situation politique de l’Espagne » nous soufflera quelqu’un de bien informé après le spectacle, gâ ?) la fin d’un opéra dont on retient

  • la recréation musicale d’une partition passionnante avec, enfin, des moyens magistraux à la hauteur du défi,
  • un casting vocal investi et convaincant, ainsi que
  • le volontarisme du théâtre de la Monnaie dont la programmation qualitative et la recherche artistique, capables d’enthousiasmer un public nombreux, rayonnent décidément.

Avec une grande classe, ledit théâtre offre la vidéo intégrale de la première en libre accès sur YouTube jusqu’au 16 novembre 2023. Curieux, bon visionnage !