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Nora Gubisch triomphe en Anne de Boleyn au théâtre de la Monnaie, à Bruxelles, le 11 mai 2023. Photo : Rozenn Douerin.

 

Dans notre enfance, il existait des jeux de cartes qui déclinaient des séries de voitures et d’avions, par exemple. Autour de quelques critères (le nombre de chevaux ou de tours/minutes, l’autonomie…), il s’agissait de déterminer quel engin était le plus gros, le plus puissant, bref, le plus redoutable. On retrouve quelque chose de ce concours de taille dans Henry VIII, cet opéra de Camille Saint-Saëns redégoté par Alain Altinoglu, maître musical de céans, et ses acolytes. Pour marquer le centenaire de la mort du compositeur, la chose devait voir le jour en 2021, mais elle a vu le rouge pendant deux ans pour cause de reports covidiens. La voici enfin, ce 11 mai 2023, avec la question que posent Léonce Détroyat et Armand Silvestre, d’après William Shakespeare et Pedro Calderón de la Barca, selon quels critères déterminer qui est le plus malin parmi les salauds ?

 

La question

Deux équipes sont en lice. L’équipe 1, c’est celle des les hommes. Leur représentant s’appelle Henry VIII (Lionel Lhote). Selon son bon vouloir, il peut porter au pinacle ou tuer ses chouchous. C’est bien, ça. Ça met la flippette à chacun. Avec les femmes, le gus est pareil. Il prend et il rejette. Engagé avec la très sage et très chrétienne Catherine d’Aragon (Marie-Adeline Henry), qu’il avait récupérée à la mort de son frère, il souhaiterait avoir pour lui tout seul Anne de Boleyn (Nora Gubisch). Partant, l’équipe 2 entre en scène. Elle est menée par Anne, qui est une arriviste avec un cerveau – c’est mieux : plus intéressant et plus retors qu’une affamée équipée comme un poisson rouge. Elle a en elle des ingrédients de la du Barry telle que racontée par Maïwenn, dont le dernier film est centré sur le

pouvoir de la séduction, une force immense et un sujet qu’on n’ose plus aborder. Il s’agit pourtant d’une arme puissante qui ne se limite pas au physique : celle de savoir se servir de son charme pour obtenir ce que l’on souhaite. (…) Je trouve ça moderne et féministe. Elle a son destin en main.
(20 minutes, 12 mai 2023, p. 6)

 

Anne s’est d’abord promise à don Gomez de Féria (Ed Lyon). Puis elle a compris qu’elle avait une ouverture avec le roi. Elle la lui a tour à tour accordée et refusée. Henry VIII est pris au piège : il veut cette fille et, pour la décider à abandonner son ambassadeur, lui promet la noce, autrement dit le titre de reine. Un double problème devrait se poser. Un, il y a déjà une reine, Catherine ; deux, le roi ne peut pas divorcer car, malgré ses arguties vétérotestamentaires, le légat du pape (Vincent Le Texier) ne veut pas. Challengé, Henry VIII passe en mode WTF. En quoi ces vétilles sont-ce des problèmes ? Le pape ergote ? fait du boudin ? croit que, devant lui, un monarque fait forcément bravo des fesses ? Qu’à cela ne tienne, exit le successeur de Pierre ! Henry VIII autonomise son Église et se proclame chef de cette nouvelle religion, au nom de l’indépendance de l’Angleterre. Contrairement au frère de George VI, dans Le Discours d’un roi, il peut alors répudier son épouse officielle, Catherine, et convoler avec sa nouvelle dulcinée, Anne.
Sera-ce un match nul, l’équipe 1 ayant obtenu ce qu’elle souhaitait (la femme) autant que l’équipe 2 (le titre) ? C’est mal connaître le cancer qui mine les mauvais et les ronge de l’intérieur. Qu’il s’appelle jalousie, désir d’effacer les traces susceptibles de compromettre le fragile équilibre des succès, envie de renouveler un processus destructeur qui a démontré son potentiel, il gagne, cellule après cellule, et ronge les vainqueurs de l’intérieur. Cela ne sauve pas les gentils, comme consumés par le bain d’acide dans lequel ils sont plongés, mais cela garantit à vie l’intranquillité des vainqueurs.

 

La réponse

La mise en scène d’Olivier Py associe des décors alla Renaissance (incluant les praticables mobiles et le travail sur les différentes hauteurs qu’affectionne Pierre-André Weitz) et des costumes façon dix-neuvième, avec fracs et hauts-de-forme de rigueur. Après une scène anticipant – sans intérêt dramatique patent – le début du son, elle ne tarde pas à dévoiler son principal défaut. En effet, sous prétexte de renouer avec la tradition du ballet, elle compose avec une chorégraphie omniprésente, envahissante, usante, qui n’aura de cesse de parasiter l’attention par des mouvements dont

  • la surabondance,
  • l’inutilité et
  • l’absence de sens apparent

épuisent toute tentative de bienveillance. Ainsi, d’emblée, des danseurs tournoient avec des escabeaux et autres accessoires. Las, ce ridicule consommé et fatigant poursuivra le spectateur au long du show. Dans cet esprit, la danse caricaturera une Anne de Boleyn déjà rouge sanguine en l’opposant à une Catherine d’Aragon suivie par des danseuses munies d’ailes en carton pour signifier son angélisme. Quelle que soit la grâce des danseuses, quelle plaie, cette lourdeur de spectacle de fin d’année !
Heureusement, une évidence nous rappelle à de meilleurs sentiments : la musique. Dès le premier acte, on est sous le charme de

  • la pâte orchestrale, qu’éclaire un instrumentarium varié où les bois et les cuivres sont joliment servis sur un tapis de cordes où règne, pour sa première opératique, Sylvia Huang ;
  • une direction qui ne recule pas devant
    • la fureur d’ensemble,
    • le sursaut percussif et
    • les piani indispensables pour connecter
      • chanteurs,
      • accompagnateurs et
      • spectateurs ;
  • les contrastes et variations de la partition (ainsi du combo sextuor + chœur qui saisit après une scène de dialogue) ;
  • la complexité des lignes mélodiques, exigeant volontiers des chanteurs un souffle impressionnant – ce qui, dès sa scène liminaire, n’effraye pas Ed Lyon ;
  • la richesse du chœur préparé par Stefano Visconti ;
  • la personnalité des chanteurs, en grande forme et en écoute mutuelle pour les ensembles – joie de retrouver la grande Nora Gubisch qui, grâce à ses consonnes et à sa fringale d’incarnation, nous donne à percevoir l’émotion interne de celle qui, en un instant, comprend qu’elle peut, si elle manœuvre finement, s’installer sur le trône et devenir califesse à la place de la califesse.

Or, Henry VIII est le grand opéra de la manipulation, laquelle, ici, n’est pas simplement une arme pour réussir mais, surtout, un moyen de survivre. Soit on monte, et on continue ; soit on cesse de monter, et la tombe se rapproche. Buckingham en fera l’expérience accélérée en étant mis à mort sur une roue de manière sciemment grotesque ; Catherine, qui n’avait pu sauver le duc, subira plus lentement mais non moins sûrement les effets délétères de la cour et du pouvoir.

 

Alain Altinoglu (dir.), Olivier Py (m.e.s.) et Marie-Adeline Henry (Catherine d’Aragon) au théâtre de la Monnaie de Bruxelles, le 11 mai 2023. Photo : Rozenn Douerin.

 

Le deuxième acte efface les fatigants danseurs aux torses nus derrière l’essentiel : la musique en général et le chant en particulier. Le don Gomez d’Ed Lyon est servi par un désespoir tellurique (« Ô mensonge d’un doux visage ! »). Il le place devant une alternative intenable. Soit il doit rejeter Anne parce qu’elle est infidèle, soit il doit continuer de lui courir après parce qu’elle est quand même super désirable. Face à lui, Anne est confiée aux redoutables soins de Nora Gubisch, qui se repaît de la perversité tour à tour spontanée et réfléchie de son personnage. La cantatrice montre comment la marquise de Pembroke

  • manipule,
  • ment et
  • se ment à elle-même.

Elle déploie un art qui parvient presque à réhabiliter un texte très ancré dans son époque, muettes finales incluseuh. L’Anne de Nora Gubisch vit avec une urgence communicative l’ambiguïté d’une femme que l’on sent tout à la fois

  • arriviste (« Reine ! je serai reine ! »),
  • éblouie par la proximité de son couronnement (« Je cède au penser qui m’enivre ») et
  • perdue dans ses contradictions internes (elle manipule le roi mais le désire, elle aime don Gomez mais préfère le titre de reine à celui de femme d’ambassadeur, etc.).

Loin de surjouer la marionnettiste d’hommes en lissant son rôle, la mezzo s’appuie sur

  • des graves capiteux,
  • des aigus saisissants et
  • un plaisir communicatif de jouer tellement fort que ce n’est plus du jeu

pour draper son personnage dans une étoffe autrement plus intéressante donc sexy que le seul costume de garce dont Anne aurait pu se contenter. Tandis que les figurants dansent sur les tables (est-ce bien raisonnable ?), d’autres artistes viennent sauver la soirée. À la fin de l’acte deuxième, Vincent Le Texier est de ceux-là. Son « Salut, roi d’Angleterre » met en évidence

  • une diction parfaite,
  • un son rond et
  • la richesse de la projection comme de la tessiture la plus grave.

La verticalité de la mise en scène donne l’occasion d’entendre l’octuor final spatialisé, ce qui se révèle une réussite donnant de la clarté à l’ensemble ; et l’on termine cette première partie avec l’enthousiasme de celui qui découvre in vivo une partition palpitante portée par une équipe musicale investie, engagée et énergisante. Avant de plonger dans les deux actes suivants, s’impose une pause, portée par cette joie propre aux premières parties euphorisantes.


À suivre !