Heghine Rapyan joue Stéphan Elmas – 1/2
Dans une société qui érige la mondialisation en règle économique et le clivage en rouage politique, la musique savante complaît les deux parties en ne cessant d’interroger l’essentialisation ethnique de l’interprétation. On connaissait la version nationaliste de cette exigence : il faudrait être Russe pour jouer Scriabine, Espagnol pour jouer Granados, etc. Sous l’influence des acteurs culturels américains, cette réduction de la pratique à une supposée génétique a récemment saisi l’édition en version racialisée (désormais, paraît-il, seul un Noir peut traduire un Noir alors qu’une Noire peut jouer un personnage blanc, curieusement) ou genrée (seule une femme peut traduire une femme). Depuis quelque temps, ce réductionnisme structurel, revigoré, est passé à la seconde phase de l’attrition culturelle en posant par exemple que, si l’on est Ukrainien, il ne faudrait jouer que des compositeurs ukrainiens – et, en l’espèce, surtout pas de musique russe. Il est étonnant que, sous la pression de la bêtise ambiante et du consensualisme niaiseux en vigueur, le microcosme culturel tente de se limiter à une supposée nature – ici : l’ontologie nationale ou ethnique du musicien – dont la culture n’est pourtant ni l’imitation, ni le contraire, mais le prolongement et, quand tout va bien, la sublimation.
À première vue, Heghine Rapyan semble entrer dans ce moule oscillant entre simplisme et éloge d’une forme de communautarisme. Arménienne, elle joue un compositeur arménien, et son disque est affublé du pompeux et polémique surtitre L’Âme de Smyrne. Pourtant, cette apparente stratégie marketing n’écrase pas l’intérêt du propos. Au contraire, elle peut même être jugée plutôt habile puisqu’elle nous permet d’entendre, pour la première fois au disque, les quatre sonates de Stéphan Elmas (1862-1937), un fan de Wagner, de Chopin, de Rubinstein et de Liszt, qui s’est retrouvé lui aussi affublé d’un surnom marketté le présentant comme « le Chopin arménien », rien que ça. À nous de découvrir, en débouchant le flacon, si l’appellation lue sur l’étiquette est flatteuse, ronflante ou réductrice.
La première sonate, en si mineur, s’ouvre sur un Allegro appassionato gorgé
- de rubato,
- d’accelerando et
- d’octaves descendants.
Heghine Rapyan déploie un large catalogue de nuances. Une partie B creuse les possibilités offertes par les octaves, simples ou doubles, jusqu’à aboutir à un dernier segment en Si majeur longuement modulé où le duo a une large part. C’est effectivement pimpant – avec un peu d’alla Chopin et un peu d’alla Liszt – et exécuté avec soin. Le deuxième mouvement est une marche funèbre en si bémol mineur, concentrée sur une formule ABA dont le second A paraît un rien plaqué. L’interprétation habite
- modulations,
- reprises et
- répétitions
sans tout à fait convaincre que cette jolie musique n’est pas qu’anecdotique. Un Allegro en Si conclut cette première sonate. C’est
- charmant,
- assurément pianistique et
- rendu avec sensibilité
malgré des points de montage qui semblent parfois perfectibles (1’59, par ex.). Une partie centrale en Si bémol lance la valse finale des tonalités (Si, si bémol mineur et re-Si s’enchaîneront), bouclant une œuvre maîtrisée mais fleurant plus le salon que le concert.
Écrite sur le même modèle que la première (deux Allegro encadrent une marche funèbre, le langage est similaire et les proportions identiques), la deuxième sonate se lance avec un Allegro que l’interprète habille d’une agogique souple comme rideau léger battant au vent. Les appogiatures contribuent à l’aspect guilleret de l’ensemble. Une tournure plus sombre capte l’oreille quand le thème descend dans les graves, s’acoquine avec des triolets et des trois en deux sporadiques sans que le compositeur ne lâche jamais véritablement la bride à son inspiration.
Heghine Rapyan enjambe pertinemment la reprise inscrite dans la partition pour se lancer dans une seconde partie où la mélodie se déploie dans les aigus sur des sextolets de doubles avant qu’un souffle plus grave n’assombrisse la partition. Des triolets en parallèle ramènent vers le thème, à droite puis à gauche, jusqu’à manière de coda synthétique. On apprécie ici l’association entre
- l’inclination mélodique du compositeur,
- le travail sur la récurrence presque obsessionnelle de motifs simples et
- un goût certain pour la fragmentation plutôt que pour l’essor unifié d’une même cellule.
Arrive alors un Andante quasi una marcia funebre en si mineur de forme ABA. Si l’énoncé du thème est complètement une marche funèbre, le développement en Sol ne l’est pas du tout mais est promptement calmé par le retour du refrain… qui doit cependant céder devant la tentation du Si majeur. Une jolie mélodie est d’abord accompagnée par une sorte de pompe à gauche puis des guirlandes d’arpèges unis ou brisés en croches. On goûte
- le jeu de Heghine Rapyan, dont l’élégance rend le piano çà et là presque cristallin (saluons la prise de son limpide et le mastering de Sascha Tekale),
- la tension – discrète ou non – entre mineur et majeur et
- la clarté d’une écriture
qui, pour évoquer la lutte de chacun entre la pulsion de vie et l’inéluctabilité de la mort, ne s’emberlificote jamais dans une métaphysique pesante ou des complications plus embrouilleuses que stimulantes.
L’Allegro molto conclusif balance avec grâce.
- Rythme pointé,
- contretemps,
- ruptures relançant l’intérêt,
- guirlandes de notes,
- changements de tempo,
- opposition entre huit croches et cinq noires,
- modulations
- parfois amenées ainsi qu’il sied,
- parfois plaquées avec autorité (ainsi du passage entre Si et Ré),
- parfois agréablement surprenantes
construisent un mouvement en mouvement, qui ose être protéiforme et bénéficie d’une interprétation aussi scrupuleuse qu’investie. Moins chopinienne, pas du tout lisztienne en dépit de quelques traits virtuoses, la deuxième sonate, sans encore tout à fait convaincre de l’importance de l’œuvre, attire davantage l’oreille grâce à ses tensions et pousse l’auditeur à espérer que les deux prochaines sonates se risqueront à passer du statut de « jolie musique bien écrite » à celui de « belle musique émouvante » !
À suivre !
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