Hansjörg Schellenberger, “Lebensfreude : ouvertures de Schubert”, Solo Musica (2/2)
Pour retrouver la première partie du compte-rendu, c’est ici.
Sous l’unité, le patchwork ! En rassemblant huit ouvertures de Franz Schubert, Hansjörg Schellenberger pose la question de la cohérence du corpus. Certes, le terme « Ouvertüre » est une bonne couverture ; et certes, la durée moyenne – autour de 8′, à une exception notoire près – lisse les différences ; toutefois, de nombreuses différences se font jour. Certaines sont affichées : ainsi, les ouvertures « à l’italienne » développent un langage pour partie spécifique, en imitation. D’autres sont tout aussi évidentes : comme un prélude, une ouverture peut ouvrir sur autre chose ou sur rien. En l’espèce, certaines des œuvres ici rassemblées préparent la voie à un opéra ou à une pièce de théâtre, d’autres goûtent plutôt comme un amuse-bouche avant un repas symphonique. L’unité de l’exercice serait donc davantage
- dans le principe (rassembler un monde bouillonnant et multiple en quelques minutes) que dans le projet (il ne s’agit pas que d’introduction),
- dans le traitement des contrastes orchestraux (même si l’ensemble requis n’est pas uniforme) que dans l’utilisation de la phalange,
- dans les tensions que Franz Schubert aime à faire jaillir parfois sans crier gare plutôt que dans les spécificités stylistiques mises en avant par le compositeur.
Dès lors, cette « diversité dans l’unité » contribue à alimenter la curiosité et la gourmandise de l’auditeur, qui n’est pas invité à avaler huit fois le même saucisson, mais huit charcuteries différentes, spécifiques et savoureuses, chacune à sa manière.
L’ouverture de « Rosamunde » D 644 ne déroge pas à cette qualité. Elle s’inscrit dans une ample musique de scène écrite par Franz Schubert pour une pièce de Helmina von Chézy. Le pitch : un traître a assassiné les parents de Rosamunde. Devenue grande, celle-ci tente de reprendre son bien, en l’espèce le trône chypriote. Aidée par son amoureux – celui que sa famille exigeait qu’elle épousât sans qu’elle le sût, pas de faute – et par le destin qui conduit le traître à s’auto-empoisonner, elle devient reine de Chypre, youpi.
L’affaire se présent en do mineur, au pas d’un Andante. Ce sont les vents, hautbois en tête, qui lancent l’affaire dans une teinte mélancolique et doublement ternaire (des triolets rythment le 3/4 de la mesure). Les cordes leur font écho, sans lésiner sur le ritenuto qui dissipe toute éventuelle suspicion d’une exécution mécanique. De grands sforzendi et une timbale expressive dramatisent le moment avant l’Allegro vivace en Ut majeur, cette fois. Deux salles, deux ambiances : ici, les violons sautillent, rejoints par les flûtes puis par les flonflons de l’orchestre. Le thème ruisselle d’une groupe de pupitres à un autres avant que le goût prononcé de Schubert pour les notes répétées n’injectent à nouveau un shoot de pétillance presque rossinien.
Le tutti passé, les cordes reprennent le thème, selon une stratégie chère au compositeur qui voit souvent dans cette partie de l’orchestre un fonds de sauce pratique à colorer avec les épices des souffleurs, offrant ainsi une palette de saveurs articulée autour d’un ingrédient principal. La partition n’hésite devant aucune répétition, dans une geste à vocation euphorisante (on se réjouit de réentendre un thème joyeux qui finit par devenir un earworm). Le finale surgit en 6/8, un break tout à fait bienvenu, associant traits des flûtes et solennité orchestrale. On apprécie ainsi la capacité du Berliner Symphoniker à tenir le fil de la plus longue des ouvertures proposée ici,
- en nuançant,
- en contrastant mais aussi
- en y allant franco quand cela sied,
afin de rendre raison d’une partition efficace quoique un peu itérative par moments… si l’on ne fait pas l’effort de s’imaginer au début d’une pièce de théâtre, et non au milieu d’un disque !
L’ouverture de Die Verschworenen oder der haüsliche Krieg [les conjurés ou la guerre domestique] D 787 introduit à un singspiel (en gros, un opéra où les airs solistes sont chantés et entrecoupés de dialogues parlés) d’un acte que Franz Schubert a tiré d’une comédie d’Ignaz Franz Castelli, où les femmes décident la grève du sexe tant que les hommes aspireront à partir en croisade. Amorcée par les cors, l’aventure se lance doucement avant que les hautbois n’investissent un tempo plus rapide, rejoint par un orchestre gaillard, tourbillonnant volontiers au gré des triolets, sonnant quand il convient. Les bois ont à leur tour droit à leur moment de gloire reprenant l’introduction des cors, ce qui permet de réénoncer le thème initial suivi de son pendant guilleret en évitant un trop fort sentiment de redite. Entre
- confrontation,
- emportement et
- jovialité,
cette introduction à l’art de négocier du cul est exécutée avec cœur par un orchestre aux effets
- de contraste,
- de piano subito et
- de court crescendo
tout à fait convaincants.
La diablerie de jeunesse qu’est la brève ouverture à Der Teufel als Hydraulicus, dite D 4, s’élance, allègre, en Ré et en trois temps. Un gros ralenti avant point d’orgue précède le lâcher de chevaux, ici incarnés par les cordes. Les flûtes calment l’emballement en proposant un thème dont se saisissent surtout… les cordes renforcés par le tutti pour des unissons, des crescendi et des ressassements qui alimentent fonctionnant plus sur l’énonciation répétée de motifs que sur des développements ou des mutations d’atmosphère – ce qui convient à une œuvre concentrée en moins de quatre minutes.
Le ban se ferme avec la seconde – chronologiquement la première – ouverture dans le style italien D 590 en Ré majeur. Cette parodie-mais-pas-que réjouit l’oreille en multipliant les signes italianophones tels que
- le rôle de l’unisson orchestral,
- la solennité liminaire,
- la complémentarité des pupitres,
- la malice des triolets renforçant le ternaire de la mesure en 3/4,
- l’utilisation des cordes en fonds de sauce sous des bois à l’unisson,
- le recours au hautbois en écho,
- les grands sursauts dramatiques,
- l’enchaînement 3/4 – C barré à la sauce allegro giusto,
- les brefs emportements beethovéniens,
- les ressassements populaires d’une même rythmique,
- la pulsation des cordes graves sur laquelle se greffe un solo des bois avant un tutti tonique,
- et l’arrivée tonique, si attendue, d’un Allegro vivace en 6/8, parfait pour conclure en fanfare mais avec swing :
tout le savoir-faire schubertien résonne proprement sous la direction de Hansjörg Schellenberger, pour un résultat sympathique que, selon les goûts, tel jugera précieux car sans mignardise quand tel autre regrettera l’absence de prise de risque. De fait, cette proposition de confinement nous paraît osciller entre honnêteté bien sentie et prudence compréhensible. Néanmoins, le résultat, lui, sans devoir être à marquer d’une pierre blanche, reste incontestablement appréciable.