Gustave Caillebotte, « Peindre les hommes », musée d’Orsay, 24 octobre 2024 – 1

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Gustave Caillebotte (1848-1894), « Raboteurs de parquets » (1875), huile sur toile. Photo : Rozenn Douerin.

 

Qu’est-ce qu’un homme ? Fut un temps où les choses étaient simples : c’était ce que l’on « en voit dans les muséums : un jules, un vrai, un boute-en-train, toujours prêt, toujours gai » bref, tout le contraire d’un « pédé », selon l’analyse osée en 1971 par l’anthropologue Michel Polnareff. Fut même un temps où – plaise à Dieu que Sandrine R. et ses clo(w)nettes ne lisent point cette notule – où la chose était plus simple : l’homme, c’était le contraire de la femme.

  • À lui l’extérieur, à elle l’intérieur ;
  • à lui la première place, à elle le second rôle ;
  • à lui la liberté, à elle les corvées asservissantes.

Certes, comme presque toujours, quand on y regarde de plus près, la réalité est à la fois plus nuancée et plus complexe que ces tendances et topoï pourraient laisser croire. Ce nonobstant, schématisme et clivage genrés rencontrent aujourd’hui un écho flatteur sur les parois pseudo féministes qui vibrent et tournent en boucles dans maints – sinon dans les – médias et éditions ayant pignon sur rue.
Aussi a-t-on pu voir certains spécialistes de l’art s’offusquer de l’exposition Gustave Caillebotte proposée jusqu’au 19 janvier 2025 par le musée d’Orsay, à l’occasion de l’entrisme de LVMH, sponsor de récentes emplettes du musée autour des figures d’hommes peintes par l’artiste. Puisque la mode du non-binaire ne sévissait pas à l’époque, les contempteurs portant la Bonne Parole ne pouvaient presque pas s’étouffer devant un intitulé qui s’appuie sur l’existence supputée de deux genres clairement définis : le mâle et la femelle, dichotomie désormais bannie a minima de la sphère culturelle subventionnée ou aspirant à l’être. Non, ce qui était offusquant était que, une fois de plus, c’est l’homme qui était au centre des regards, biaisant la compréhension holistique de l’œuvre de Gustave Caillebotte. Voilà bien une critique stupide s’il en est puisque, d’une part, le peintre a en effet surtout croqué des hommes – partant, le biais n’est pas si saugrenu, ce me semble ; et, d’autre part, l’intérêt d’une exposition est plus souvent d’être finement orientée que de proposer un parcours généraliste et plat quand elle honore une figure bien connue de l’Histoire de l’art – peut-être sera-ce l’une des différences entre une exposition temporaire et une présentation permanente.
Néanmoins, la perspective adoptée par les commissaires témoigne, dans leur discours, d’une gêne évidente liée à la volonté d’écraser l’Histoire sous l’hystérie moralisante qui électrise hic et nunc maints faux débats au nom
de la défense

  • de la parité quantitative et symbolique,
  • de la féminité en tant que spectre et non sexe, et
  • de la déconstruction et reprogrammation des mentalités contaminées par une domination masculine délétère.

Sans doute sous cette pression, ils sont obligés, ces commissaires, de reconnaître que, dans les toiles ici rassemblées, « triomphent

  • la virilité militaire,
  • le patriarcat bourgeois et
  • la fraternité [par opposition à la sororité] républicaine ».

C’est un peu court, en somme. À défaut d’entonner d’autres refrains, ici non applicables, par exemple sur

  • le regard colonial,
  • la peur de l’autre ou
  • le devoir de réparation,

n’auraient-ils pu ajouter la claustration de la figure féminine topique ? Alors, pour s’excuser (c’est important, de nos jours, de s’excuser, fût-ce d’être stimulant et cultivé), ils ajoutent que, derrière ce facho-machisme répréhensible, l’on peut lire l’amorce d’un mouvement associant « émancipation des femmes et émergences des subcultures homosexuelles ». Oui, Gustave Caillebotte serait un co-précurseur des subcultures homosexuelles car, dans certains tableaux, on voit des hommes torse nu voire encore moins habillés. Le besoin de cet affligeant paravent gay friendly explique sans l’excuser l’insistance aussi insidieuse que pataude sur la possible homosexualité de Gustave Caillebotte – il ne s’est jamais marié, le bougre, et l’on ne sait si Charlotte Berthier était son amante ou simplement sa dame de compagnie, ainsi que l’affirment certains auteurs, voire sa justification sociale derrière laquelle il dissimulait ses vraies préférences. Dans cette perspective, l’inclination érotique supposée de l’artiste sert d’explication à son intérêt pour les personnages masculins et d’antidote à l’accusation de machisme conservateur qu’il serait séant de reprocher à l’événement.
Heureusement, la justification guère convaincante n’impacte en rien l’intérêt de Peindre les hommes, que le visiteur soit homo, hétéro, fan de licornes ou les trois à la fois. Au contraire, elle en démontre l’importance. En rassemblant soixante-dix tableaux et divers accessoires, dont des costumes tels que ceux qu’a reproduits le peintre, ceux qui ont manigancé cette exposition laissent au visiteur une marge de réflexion entre, d’une part, les accusations de vision tronquée et de diffusion d’un idéal masculin dorénavant censé choquer, et, d’autre part, la mise en avant d’une peinture

  • foisonnante,
  • originale,
  • fixée dans son époque mais se risquant parfois à manière de provocation.

De quoi fournir des éléments de réponse à notre question liminaire, qui nous servira d’axe parcellaire mais assumé au cours de la présente déambulation : pour Gustave Caillebotte, qu’est-ce qu’un homme ?

 

Gustave Caillebotte, « Portrait de madame Martial Caillebotte » (1877) huile sur toile, détail. Photo : Rozenn Douerin.

 

1.
Un homme est une fonction

Dans l’iconographie dix-neuviémiste, l’homme est volontiers essentialisé. Si la femme a une fonction

  • (employée,
  • ouvrière,
  • femme au foyer…)

voire, la petite slasheuse, plusieurs, l’homme est une fonction. En d’autres termes, il est souvent métonymisé au sens où une partie de lui-même

  • (un métier le plus fréquemment,
  • parfois un rang ou
  • une caractéristique physique…)

représente le tout. Sa représentation est souvent davantage une assignation qu’un résumé. Cette simplification graphique fait écho à une certaine rigidité sociale historiquement attestée quoique non exclusive – loin de là – de la seconde moitié du dix-neuvième siècle, et à sa conséquence : la hiérarchisation des statuts, à la fois extériorisée (ce que je suis se voit) et intériorisée (j’ai intégré et j’accepte la stratification telle qu’elle est). Aux portraits de personnes souvent issues de l’entourage s’opposent donc des tableaux évoquant des professions

  • (les militaires,
  • les raboteurs,
  • les peintres en bâtiment…).

Autant de fonctions sociales où, par un effet spéculaire, les sujets sont exclusivement caractérisés par leur profession et les métiers par lesdits sujets. Ce que saisit l’artiste, c’est l’homme dans son utilité. La femme, elle, pour le peu qu’elle soit ici représentée, poils apparents ou membres couverts, n’est jamais désignée par un métier mais par un état.

 

À suivre !


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