Gérard Reach, “Pour une médecine humaine”, Hermann – 3/4

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Première du livre (détail)

 

Pour le docteur Jean-David Zeitoun, « au niveau global, la médecine progresse mais la santé recule”, ainsi qu’il l’a exposé dans Le Suicide de l’espèce (Denoël) et Le Monde (27 juillet 2024, p. 18). Lui y voit des causes anthropiques (pollution, alimentation, agriculture empoisonnée alla FNSEA, réchauffement climatique…). Dans une optique nullement contradictoire, le diabétologue Gérard Reach se concentre sur une autre piste, plus anthropologique, en constatant que la rencontre entre le médecin et le patient est devenue rare, fragile, incomplète, et donc incapable de soigner efficacement. Après avoir réfléchi

voici que Pour une médecine humaine (Hermann) propose une piste qui consisterait à construire en raison l’altérité, c’est-à-dire à rejeter l’évidence stérilisante d’un face-à-face pour redécouvrir non seulement l’autre mais l’essence même de l’altérité, donc soi-même. L’Autre n’est autre que par rapport à un Moi (249) ; et l’auteur propose d’envisager cette question en s’appuyant sur les réflexions

  • de Paul Ricœur,
  • de Derek Parfit et
  • d’Emmanuel Levinas.

En effet, en phénoménologue, Paul Ricœur a tâché de définir « soi-même comme un autre« , le « même » de l’expression désignant à la fois l’itération (« c’est la même histoire ») et l’ipséité (« c’est l’histoire elle-même »). On peut regretter que Gérard Reach cite trop longuement le philosophe qu’aurait censément assisté Sosotteur Ier de la Pensée complexe, plutôt que de réinvestir personnellement ses écrits pour les intégrer à sa problématique. Néanmoins, bien que le procédé fonctionne mieux en cours magistral que dans une démonstration écrite, l’on peut aussi y voir une marque de modestie voire de déférence qui s’inscrit sans doute dans la veine didactique de l’auteur, souhaitant d’abord confronter son lecteur à l’original afin qu’auteur comme lecteur puissent, dans un second temps, tirer les enseignements de la VO. En l’état, les citations permettent d’esquisser des concepts dont Gérard Reach compte faire son miel prochainement :

  • action,
  • temporalité et
  • narration.

Les écrits de Derek Perfit s’intéressent davantage à l’identité personnelle. En excellent nul en math, nous décrochons quand l’équation se substitue au verbe, mais nous retenons l’idée que l’identité « est sujette à des degrés » (261). Par exemple, si on dit de moi que je ne suis plus le même depuis mon accident, on distingue deux identités.

  • D’une part, une identité numérique – avant et après mon accident, je suis toujours un individu ;
  • d’autre part, une identité qualitative – avant et après mon accident, je suis toujours un individu, mais je ne suis plus le même.

L’auteur ajoute un exemple pour clarifier cette apparente dichotomie : si j’ai acheté deux boules blanches et que j’en peins une en rouge, numériquement, j’ai toujours deux boules blanches mais, qualitativement, l’une d’elles est peinte en rouge.Quel rapport avec notre sujet ? Eh bien, dans une rencontre, pour prendre en compte de façon holistique une personne, il convient de concevoir son identité comme une multiplicité de moi, plus ou moins prégnants, éphémères, significatifs, etc. Cette diversité, qui n’est pas division mais plutôt coexistence mouvante, pourrait intervenir dans la question elle-même polymorphe guidant Gérard Reach :

  • pourquoi se soigne-t-on (ou pas) ?
  • qui soigne-t-on ?
  • à quel moment soigne-t-on ?

Aussi l’auteur s’est-il tourné vers Emmanuel Levinas (sa guideline avec Baruch de Spinoza et Hannah Arendt, semble-t-il), pour qui l’éthique est la prise en compte du « caractère fondateur de l’existence d’autrui« . Pour Levinas, l’existence n’est pas un donné. Elle se concentre a priori dans un « il y a » qui doit être investi par l’existant. Le lien entre les deux est le « je », c’est-à-dire l’identité de celui qui perçoit. Pour la relation entre les existants, Levinas propose de distinguer le désir (j’ai faim donc je mange, j’aime lire donc je lis…) du Désir qui est le constat d’une séparation entre mon inclination et l’objet auquel j’aspire. La prise de conscience de cet Autre entraîne la fracture du Moi qui doit reconnaître qu’il n’est pas tout. La saturation de citations guère explicitées pourra ou assommer le lecteur manquant de pulsion transcendantale en pointillés ou, comme l’espère le citateur, « conduire à une méditation » par

  • son usage immodéré d’un langage libéré de sa fonctionnalité pragmatique habituelle,
  • sa recherche d’un sens libéré des concessions ordinaires et
  • son refus de simplification vulgarisante mais susceptible d’étioler la densité du propos.

Or, pour Levinas, le langage est lié à la fois à l’éthique et… au visage (279). En effet, sous ses multiples formes donc non pas sous sa seule verbalité, et hop, il est le lieu de la rencontre, mais un lieu inexclusif qui fait coïncider partiellement la conversation, selon la sémantique réachienne, et la consultation, selon l’idiolecte médical, donc à la fois une forme d’équilibre (moi patient et vous médecin partageons des codes linguistiques et sociaux qui nous permettent de nous parler) et une forme d’asymétrie (c’est quand même toi le professionnel du soin et moi le mec qui flippe parce que quelque chose ne va pas ou me fouaille les entrailles ou la tête ou le bide en tout cas me déstructure l’esprit par le corps). Comment ces problématiques s’interpolent-elles jusqu’à préfigurer la possibilité d’une « médecine humaine » ? C’est la question que nous résoudrons peut-être en examinant la « pratique d’une clinique humaine » dont le récit conclut le livre.