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Première du livre (détail)

 

Le livre de Gérard Reach [par référence à Pierre Réach, nous avions écrit le patronyme du ponte avec un accent : faute désormais corrigée], que nous avons commencé de feuilleter ici, s’interroge sur les possibilités d’une rencontre réciproque entre un médecin et un patient. Quand on vient de sortir d’une consultation de médecine générale facturée 38 €, soit plus de 4 SMIC horaires, par un soignant « en secteur 1 avec autorisation de dépassement » (dépassements ? man, pourquoi ?) passant plus de temps à regarder le superbe écran de son Mac qu’à observer les plaies pour lesquelles on vient le consulter, la pertinence de ce questionnement resurgit, et nous reprenons avec d’autant plus d’intérêt l’analyse du diabétologue et professeur d’université.
Nous nous étions quittés sur une question presque aussi saugrenue que celle des conditions permettant l’efficience de la consultation : pourquoi un patient prend-il ou ne prend-il pas son traitement voire les décisions qui peuvent lui faire du bien, par exemple

  • ingurgiter moins de frites même si les gens honnêtes admettront que c’est quand même meilleur que du salsifis ou du pâtisson,
  • se lever parfois de son canapé et pas que pour s’aller chercher une bière (à moins que le canapé soit à cinq mille pas du frigo ou de la réserve, mais c’est rare),
  • cesser d’utiliser cette pipe qui, si, est une pipe ?

En effet, si rencontre il doit y avoir, elle ne peut exister sans la prise en compte de l’action du patient. Or, celle-ci n’est pas toujours logique car elle s’inscrit dans ce que Gérard Reach appelle une économie comportementale. L’économie n’est rien d’autre que l’optimisation des gains. Appliquée au comportement du patient, elle peut être conçue comme l’articulation entre

  • l’évaluation de l’utilité d’un choix,
  • la valeur du résultat et
  • la probabilité que ledit résultat advienne

(l’on aurait ajouté l’évaluation des effets secondaires, peut-être distincte de l’évaluation de l’utilité). En premier lieu, nous, patients, évaluons nos traitements sur l’échelle de l’utilité espérée (125), du moins en théorie. Plus pragmatique, l’économie comportementale ne peut que constater que la réalité n’est pas aussi simpliste. Aussi curieux que cela semble, il est incontestable que nous n’agissons pas toujours selon ce qui nous serait bénéfique.
Gérard Reach l’illustre avec un pari qui consiste à proposer une alternative à quelqu’un :

  • soit tu sors de la pièce et je te donne 450 € à coup sûr ;
  • soit tu sors de la pièce, et tu as une chance sur deux de percevoir 1000 € (l’autre chance, c’est de ne rien percevoir du tout).

Beaucoup préfèreront prendre les 450 € et renoncer à l’hypothèse des 1000 €. Or, comme on peut toucher une fois sur deux le pactole, cela signifie que l’utilité espérée avec cette éventualité est de toucher 1000 X 0,5, donc 500 €. Cela illustre, d’une part, notre tendance à l’heuristique (trouver des solutions simples à partir de raisonnements partiels) et, d’autre part notre gestion entre l’attrait des gains et l’aversion pour les pertes. Dès lors, il appert que, en médecine comme dans la plupart des secteurs anthropiques, l’économie et la logique sont défiées en permanence par de nombreux biais pouvant conduire tant à des erreurs de diagnostic qu’à de mauvais choix des patients.
Quand les biais sont volontaires et non inconscients, Gérard Reach propose à la suite de Richard Thaler de parler de comportement nudgé, id est induit par un nudge, le p’tit coup d’pouce qu’on donne pour influencer le comportement des gens (de nous, donc). Nudger quelqu’un, c’est pas forcément méchant : un médecin peut chercher à influencer son patient afin qu’il change son comportement et limite ses comportements néfastes à sa santé. Cette question de l’influence pousserait à regretter, si l’ouvrage n’était pas déjà aussi compact, que l’auteur ne nous offre pas un détour sur les voies croquignolesques offertes par le marketing en général et la littérature du neuromarketing en particulier (à titre personnel, il nous faut avouer que nous aurions volontiers troqué ce développement en apparence futile contre les présentations biobibliographiques d’auteurs comme Hannah Arendt ou Sigmund Freud, sans doute utiles en cours magistral mais ici trop générales pour nous passionner, et parfois répétitives – ainsi de la récurrence de « Freud avait conscience de l’importance de son œuvre », 149 et 158). Il n’en reste pas moins que l’influence exercée par un médecin, quand elle n’est pas exercée de façon transparente, peut poser des questions éthiques, ne serait-ce que parce que de nombreux conseils, masqués ou non, sont délivrés sur des bases statistiques alors que le patient reste un individu (141).
Nous devons à l’honnêteté de reconnaître que les pages suivant ces observations, consacrées à une série de considérations sur l’esprit et le cerveau dans la philosophie, nous ont moins passionné car, bien que ces remarques évoquent la construction

  • de l’opinion,
  • du raisonnement et, plus largement,
  • de la notion de pensée,

notions indispensables à l’examen d’une relation bipartite, ce catalogue forcément sommaire nous a paru moins explicitement ancré dans la problématique régissant l’ouvrage. Ce nonobstant, peut-être faut-il considérer que ce passage participe de la philosophie reachienne, laquelle semble aimer

  • glaner,
  • accumuler et
  • exploiter

largement des minerais avant de les broyer dans le moulin à analyser, quitte à ressasser quelques expressions sans doute automatiques chez l’auteur (ainsi du « pour reprendre la belle expression de Jerome B. Schneewind », 197, qui devient « pour reprendre le beau titre du livre de Schneewind » p. 203, mais ça, c’est un cadeau pour le chroniqueur qui veut feindre avoir lu tout le livre avec la même attention vétilleuse et malveillante – pour nous, donc, dont on entend, j’espère, le rire sardonique digne d’un Gargamel des grands jours, ceux où il a un Schtroumpf dans la main juste au-dessus d’une marmite gargouillante et qu’il feint de ne pas savoir que, comme d’habitude, le Grand Schtroumpf va in extremis lui schtroumpfer un pot sur le crâne tandis que le Schtroumpf costaud va tirer d’un coup sec la corde enroulée autour de sa cheville et de la patte avant droite de son malheureux félin, c’est pour ça que, au fond, on l’aime bien, Gargamel). À sa façon posée et prudente, l’auteur finit par renouer avec sa réflexion sur l’éthique en situant son émergence, plus logiquement qu’historiquement, dans le passage de l’acceptation

  • d’une Loi naturelle,
  • parfois maquillée en Loi divine, à
  • la construction d’une Loi humaine.

Cette proposition permet de donner de la profondeur au dialogue entre loi et volonté, qui fait écho, à sa mesure, au dialogue entre prescription médicale et respect de la prescription. L’auteur invoque saint Augustin pour souligner qu’

 

il n’y a rien de monstrueux à vouloir, pour une part, et, pour une part, à ne pas vouloir (207).

 

Inutile de stigmatiser le non-respect d’une ordonnance ou d’un protocole de soins (c’est tellement vrai que le respect du protocole, notamment dans les cas extrêmes de cancer comme celui décrit par l’ami Jean-Paul Bertrand-Demanes, paraît démentiellement extraordinaire) : ici, il s’agit de comprendre les mécanismes présidant à l’action ou à la non-action. Or, avant d’être triste, hélas, la chair est faible, et la binarité est rarement le fort de la volonté humaine. Ce constat, à la fois banal et tamponné par maints grands noms de la théologie philosophique, et vice et versa, pose la question du libre arbitre.
Notons que, de notre point de vue, c’est sans doute l’une des forces de Pour une médecine humaine que d’amener le lecteur à se poser des questions plutôt que de poser des réponses, d’autant que cela fait écho au projet de « médecine humaine », par opposition à un art vertical de soigner. Certes, en brassant large, Gérard Reach ne peut qu’effleurer les multiples références qu’il évoque, tant dans le champ philosophique que dans le champ religieux, qu’il soit juif, chrétien ou musulman ; mais il y a là le meilleur de la pédagogie qui consiste à

  • proposer des outils de réflexion fondés en raison et articulés entre eux,
  • ouvrir des possibles pour enrichir la pensée de l’autre et
  • ne point trop en dire afin, d’une part, d’en pouvoir dire beaucoup (je cite plusieurs courants philosophiques au lieu de n’en citer qu’un et de l’approfondir), et, d’autre part, d’inciter à la curiosité en fonction des idées et des pistes qui auront résonné chez le lecteur.

Cette stratégie de la frustration raisonnée, pour malicieuse qu’elle soit, n’élude pas le récurrent reproche de catalogue que le lecteur est légitime à adresser aux sommes – comme l’est Pour une médecine humaine – contraintes à concaténer des millions de références et de faits, parfois en les synthétisant habilement (une fois n’est pas coutume, l’on conseillera la fulgurante biographie d’Emmanuel Kant à peine cachée p. 222). Un résumé du scepticisme en quelques paragraphes ne saurait être satisfaisant, s’emporteront les spécialistes. Toutefois, dans cette volonté d’évoquer les sous-jacents, s’expriment

  • une ambition intellectuelle communicative,
  • une envie de partage généreux du savoir,
  • une humble reconnaissance de dettes de celui qui ne prétend pas avoir forgé sa philosophie uniquement à partir de son propre cogito, et
  • une volonté d’esquisser une cartographie sur laquelle les gourmands pourront zoomer par la suite.

En effet, en dépit de son aspect peut-être fastidieux, faute d’un lien explicite avec la problématique du livre (on l’aura compris, c’est ce qu’il manque çà et là à notre esprit étroit), en tout cas plus cumulative qu’hypothético-déductive, cette géographie

  • de l’intime,
  • de la prise de décision,
  • de la définition d’un comportement et
  • de la construction d’un moi,

permet d‘avancer dans le raisonnement par petites touches, en explicitant, sans s’y appesantir, des idées et des concepts utiles au sujet et parfois devenus vagues depuis nos cours de terminale – ainsi l’auteur rappelle-t-il quelques clefs kantiennes telles que

  • l’impératif catégorique (qui colore la notion de « liberté de la volonté » chez Harry Frankfurt, 235),
  • l’autonomie et l’hétéronomie (qui trouvent un écho dans « le souverain » chez John Stuart Mill, 234), et
  • la raison morale (qui se reflète, à l’échelle individuelle, sur le « vouloir désirer » appliqué aux valeurs chez David Lewis, 237).

À travers de multiples prismes, Gérard Reach tient à examiner l’éthique dans ses différentes dimensions, parmi lesquelles

  • l’altérité (pour développer une éthique, je dois poser que les autres, comme moi, sont des « centres indépendants de conscience ») et
  • la justice au travers de
  • l’équité

laquelle consiste, selon John Rawls, et c’est pas gagné, ne serait-ce que parce que c’est plus mignon que précis, à

  • garantir la plus grande liberté individuelle tant qu’elle est compatible avec celle des autres,
  • se battre pour l’égalité des chances et
  • s’assurer que les moins bien lotis peuvent survivre.

Cette longue ballade philosophique et diachronique permet à l’auteur d’exposer les principes de la bioéthique non pas comme des concepts purement médicaux mais comme les fruits d’une réflexion polymorphe et plurimillénaire qui se cristallise dans une tétralogie associant les

  • principes hippocratiques
    • de bienfaisance et
    • de non-malfaisance aux
  • principes proposés par Tom Beauchamp et James F. Childress que sont
    • le respect de l’autonomie (donc du consentement éclairé du patient) et de
    • la justice (pour la répartition des ressources médicales et budgétaires) (243).

Les quatre pistes alimentent la réflexion mais peuvent aussi entrer en friction. Par exemple, je ne dois pas nuire au malade, mais si je juge que ce n’est pas à lui de bénéficier d’un greffon, je le tue, ce qui est une façon un tantinet radicale de lui nuire… Sans apporter une solution pleinement satisfaisante, ce qui est bon signe car il m’étonnerait voire m’inquiéterait qu’un tel blob existât, la tétralogie des principes pointe que l’éthique, en médecine comme ailleurs, ne prend sens que dans la mesure où est établie la reconnaissance de l’autre en tant que personne. Il n’est pas de rencontre possible sans prise en considération de l’altérité mettant « Moi-même et l’Autre en face-à-face comme dans une consultation médicale ». L’exploration de cette nouvelle piste ouvrira notre prochaine notule sur ce livre !