Gérard Reach, « Pour une médecine humaine », Hermann – 1/4
Il y a quelques années, peut-être un siècle, donc, j’avais écrit en savante compagnie un livre sur la médecine, sa pratique actuelle, ses critères d’évaluation, son appréhension par les patients, ses débordements et ses mèmes parfois suscités par le désarroi d’usagers peinant à se retrouver devant un médecin rare, pressé, obnubilé par l’écran de son Mac et effaçant les us holistiques de ses confrères d’antan par une réduction du malade à des symptômes pour lesquels existent des médicaments déjà préchoisis et prédosés par un logiciel. Au tout dernier moment, l’éditeur s’est dérobé. Par conséquent, c’est avec une immense curiosité que j’ai entamé la lecture de Pour une médecine humaine. Étude philosophique d’une rencontre (Hermann, « Le bel aujourd’hui », 2022, disponible par ex. ici pour 24 €) du professeur Gérard Reach, diabétologue et membre de l’Académie de médecine, soucieux de claquer dans ce fort volume de 450 pages un texte mêlant bilan, réflexion et perspectives sur la pratique médicale.
L’enquête part d’un audacieux présupposé, celui qui considère que médecin et patient sont tous deux des personnes (si) et, partant, que pour penser une « médecine humaine », il faut s’interroger à la fois sur la nature de la relation entre les deux parties (c’est la »rencontre » dont parle le sous-titre) et sur la notion de personne – c’est pourquoi le présupposé est audacieux ! Or, pour arriver à cette fin, il convient de creuser encore plus profond pour déterminer comment penser la relation interpersonnelle. Pour penser, Gérard Reach propose une approche trilogique assez schématique pour être convaincante : la pensée s’articule autour
- d’un savoir polymorphe,
- d’un faire qui en tire (parfois) les conséquences, et
- d’un être souvent lui-même articulé entre versants
- professionnel,
- social et
- privé.
Dans cette perspective, la pensée est un acte singulier ; alors, peut-elle être partagée ? En d’autres termes, « comment deux personnes peuvent-elles penser ensemble ? » (23) Répondre à cette question est indispensable pour définir une médecine humaine, c’est-à-dire une médecine qui prenne en compte chacun des deux pôles d’une consultation dans sa spécificité d’être pensant. Les écrits de Hannah Arendt peuvent aider à percevoir les enjeux de ce questionnement.
- D’abord, elle a souligné à travers l’exemple des totalitarismes et au premier chef du nazisme, que la pensée extirpe l’individu de la masse. À l’inverse, plus l’individu se fond dans la masse, plus sa possibilité de penser s’écrabouille, avec les conséquences que l’on ne peut plus ignorer.
- Ensuite, la philosophe a insisté « sur le fait que les hommes agissent et pensent ensemble, en se parlant. » La pratique de la médecine s’appuie sur un décorum notamment local, technique, gestuel et idiolectique ; mais elle ne devrait pas faire l’économie de l’échange verbal allant au-delà de « Vous avez votre Carte vitale ? Mal à la gorge ? Très bien, je vous prescris du Doliprane et votre amoxicilline, c’est trente euros, vous serez remboursé par votre mutuelle, bon courage ».
- Enfin, après avoir rappelé l’importance de la singularité et de la parole, Hannah Arendt a pointé la nécessité de réactiver sans cesse notre capacité à penser, laquelle a la fâcheuse tendance à se mettre sur veille pour éviter d’user les piles. Gérard Reach le traduit en langage médical en distinguant le possible, le souhaitable et l’éthique avec, voletant autour, le danger de l’acte mécanique et de l’hybris conduisant à de désastreuses innovations (40).
Suivons l’auteur en admettant, as far as we’re concerned, que penser soit nécessaire. Reste à déterminer l’essence du processus, id est comment fonctionne ce « penser ». Divers exemples et références conduisent Gérald Reach à estimer que la pensée est une manière de coordonner notre relation entre
- un évènement,
- des états mentaux incluant
- désirs,
- croyances,
- émotions,
- compétences,
- connaissances et
- éléments non intentionnels, et
- action (53).
Ce désir d' »ajuster le monde à l’esprit » implique trois mécanismes.
- La déduction tire d’une règle connue ce qui en découle ;
- l’induction m’amène à tirer une règle de ce que je constate ;
- l’abduction consiste à remettre en cause la règle si je constate que ce qui en découle ne s’y plie pas (72).
Évidemment, cette tripartition résonne avec le processus présidant au diagnostic médical, appliquant des règles générales à une réalité qui, souvent, cadre avec elles et, parfois se dérobe. Mais le raisonnement, médical ou non, affronte diverses interférences, plus ou moins bénéfiques, dont
- l’intention,
- la volonté (ou la « volition »),
- l’habitude,
- l’effort et
- la soumission.
Or, ces interférences sont constitutives de la pensée. Gérald Reach en veut pour exemple le fait que longtemps, il a fumé la pipe, allant jusqu’à arracher l’étiquette lui rappelant – ce qu’il ne pouvait ignorer en tant que médecin et parent d’enfants furieux de le voir fumer – que fumer, c’est pas super bon pour la santé. En ce sens, penser ce qu’est penser oblige à admettre que le lien entre l’acte de penser et l’action n’est pas univoque. Il intègre trois virtualités :
- l’irrationalité en tant que conséquence de l’émotion (j’aime bien fumer, donc je fume) ;
- la possibilité d’une « duperie de soi » (je sais que fumer peut entraîner le cancer, mais je ne sais pas avec certitude que ce sera le cas pour moi) ; et
- la confusion entre désirs et réalités (sur des gens vigilants et bien informés comme moi, le tabac ne saurait produire d’effets aussi délétères qu’un cancer) (95).
Ces façons de penser, plus ou moins chaotiques, s’étalonnent ici à l’aune de la médecine et de son mètre absolu : le cancer. L’auteur en fait le paradigme de la relation entre pensée et action, c’est-à-dire de notre gestion entre désir et temporalité. Actuellement, j’ai envie de fumer ; cependant, j’estime qu’il est préférable de mourir d’autre chose que du cancer (et plus tard de préférence) ; partant, je ne fume pas. C’est rationnel. Ce nonobstant, je sais qu’arrêter de fumer ne me préserve pas absolument du risque de cancer. Alors, pourquoi ne pas fumer – on verra plus tard si la règle générale se vérifie ? Gérald Reach évoque en diabétologue ses deux étonnements :
- que des patients ne suivent pas leur traitement (ils préfèrent ce qui est immédiatement bon pour eux) et
- que des patients le suivent (leur récompense peut paraître abstraite).
La question spinoziste qui en découle serait alors : « Qu’est-ce qui m’efforce de persévérer dans mon être ? » En d’autres termes, qu’est-ce qui me pousse à agir et me soigner pour conserver ma santé ? Il semble que la conception du temps, dans son immédiateté ou dans sa longueur, impacte notre capacité à réfléchir nos actions selon l’équilibre que nous trouvons pour le binôme patience-impatience (121). Une médecine humaine résulterait donc d’une prise en compte réciproque et explicitée des
- perceptions,
- analyses et
- objectifs
du patient par le médecin et du médecin par le patient. Comment construire cette réciprocité en tant que base de la « rencontre » promise par le sous-titre du livre ? Nous le découvrirons peut-être, si Dieu ou Esculape nous prête vie, dans une prochaine notule !