Georg Philipp Telemann, Fantaisies et canons par Fabrice Ferez, VDE-Gallo

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De l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace, et un peu plus : c’est ce qu’il faut, à l’heure où le disque physique est réputé agoniser, pour en proposer un, au hautbois solo, et avec (surtout) du Georg Philipp Telemann au programme, compositeur qui n’est pas réputé comme le plus sexy et passionnant des noms bankable de la musique ancienne. Fabrice Ferez n’en a cure, habitué qu’il est du label VDE-Gallo. Toutefois, un livret oscillant graphiquement entre supermoche et fort négligé, pour l’orthotypo comme pour la mise en page consternante, contribue à faire monter le suspense quant à l’attractivité du projet.
Pourtant, le hautboïste, chef et compositeur qu’est Fabrice Ferez semble avoir beaucoup réfléchi au présent album. Il y joue cinq des Douze fantaisies pour flûte de Telemann, dans un désordre par lui décidé, y décèle « le swing de Dave Brubeck », y ajoute

  • deux « Canons mélodieux »,
  • deux extraits de la Deuxième partita pour violon de Johann Sebastian Bach,
  • un duo de Wilhelm Freidemann Bach et même…
  • le playback et la partition des canons en bonus – initiative sympathique qui porte néanmoins trace, à travers le nom du pdf joint, de cette négligence dans la présentation évoquée tantôt ; d’autant qu’un fichier spécifique contenant les deux seules sonates traitées ici eût été plus judicieux.

Ce qui compte – même si on comprend mal pourquoi le soliste explique que « le cycle des Douze fantaisies pour flûte seule tient une place singulière » dans l’œuvre de Telemann alors que

  • 1) il joue du hautbois,
  • 2) il n’interprète pas le cycle dans sa globalité :

derrière l’unicité d’un disque pour hautbois solo pointe la singularité d’une musique pas-que-pour-hautbois-seul et soucieuse d’épargner à l’auditeur un catalogue fastidieux de pièces plus ou moins similaires.

 

 

L’aventure commence par le truchement de la Onzième fantaisie. (Ça sonne bien, « truchement ». Je ne suis pas certain de sa signification, mais l’employer me réjouit. Surtout quand cet emploi n’est pas accompagné d’un métatexte bien lourdaud, évidemment.) L’Allegro liminaire revendique d’emblée sa liberté, par ex. dans les respirations, l’élargissement du tempo pour poser certaines notes, et les choix de liaison. Un bref Adagio subtilement enrichi conduit à un Vivace moins vivace que sautillant voire farceur. L’Allegro conclusif s’amuse de la mesure à 6/4 qui tranche avec le binaire précédent. Sautant les reprises pour garder fraîcheur et dynamisme à la partition, Fabrice Ferez se précipite en dansant vers le Canon mélodieux en la mineur (aka la Sixième sonate).
Par la grâce du rerecording, le Vivace en la mineur met donc aux prises deux hautbois sautillant l’un après l’autre, entre octaves, deux-en-deux, notes répétées et tierces parallèles qui vont bien. Un « Soave » ternaire, entre Si bémol et Fa, joue davantage sur les nuances sans négliger pour autant les deux-en-deux à la tierce façon trompette. Grâce à la superposition réussie des deux voix, l’Allegro assai en la mineur (avec un passage central en majeur) synthétise ces effets d’écho, entre pirouettes et sautillements, et bénéficie d’un intéressant travail sur le souffle du, précisément, souffleur.
La Sixième fantaisie en ré mineur s’ouvre par un Dolce, idéal pour apprécier fors l’habileté digitale, la musicalité de Fabrice Ferez. Les sons filés sont sculptés sans devenir filandreux, et la pulsation est comprise avec une souplesse bienvenue sans pour autant dénaturer le balancement exigé par les rythmes ternaires. L’Allegro, carré comme un bon 4/4, permet au musicien de donner la mesure de son engagement : on oublierait presque la platitude de la musique par la grâce de

  • ses changements de couleur,
  • l’élasticité de ses sauts de dixième et
  • des trouvailles comme ces secouants ré – do# –mi aigus presque crachés.

Le Spirituoso conclusif repart à la gambade, avec des mines de danse populaire dessinées par les contretemps, les récurrences thématiques et les intentions portées par l’interprète (contrastes, ligne, détaché).

 

 

C’est un Vivace qui décapsule la Première fantaisie. Fabrice Ferez y casse le danger de fastidieux dissimulé derrière les séries de doubles ; puis la partition devient presque rhapsodique. Une suspension frissonnante de trilles (certes, ça ne veut rien dire, mais ça fait hypermystérieux, alors je laisse quand même) aboutit à un trait virtuose. Une nouvelle rupture propose quelques écarts modulatoires où la tentation du A7 s’avoue finalement vaincue par la certitude du A. Ce triomphe est salué par une étonnante séquence allant à hue et à dia, par cahots, où le B tente le tout pour le tout (l’affaire se tenant en guère plus de deux minutes). Peine perdue : si le premier mouvement s’achève bien en E, le second, Allegro, démarre en A et s’y tiendra, malgré la tentation du ré dièse qui pimpe l’histoire. Ici, le hautbois parle posément… ce qui permet à l’interprète de s’offrir, par deux fois, un remix (c’est ça, une reprise) brillamment orné, sans lequel ce mouvement d’une minute vingt secondes eût pu paraître un brin étique.
La Deuxième fantaisie en la mineur comprend, originalité, quatre mouvements. Le hautboïste démontre que le Grave n’interdit pas l’ornementation et la souplesse. Le Vivace secoue les saucisses, saute d’une octave à l’autre et n’hésite pas de pratiquer des arrêts intempestifs donnant de l’énergie à la chose, tandis que l’on continue d’apprécier le soin apporté aux contrastes lors des séquences itératives (détaché plutôt que nuance vers 1’12). L’incipit de l’Adagio évoquera Vivaldi ou la p’tite fille sur la balançoire aux amateurs d’intertexte. Le mouvement offre une pause pour l’auditeur – moins pour l’interprète confronté à une partition escarpée et pas plus facile parce que le tempo est modéré (en témoigne le montage chaotique à 1’17, par ex.). Un Allegro bref et tonique conclut l’affaire, avec toujours cette préoccupation du phrasé qui permet à l’interprète de capter l’oreille de son public.
Le Canon mélodieux en Sol (aka la Première sonate) s’ouvre d’un air détaché et métronomique. C’est une sorte de fanfare dont il faut goûter le côté roboratif et franc du collier plutôt qu’y chercher des subtilités harmoniques – la tentation du sol mineur faisant pschitt. Fabrice Ferez a l’intelligence de ne pas finasser. Il garde cela pour l’adagio en mi mineur, qui associerait répétitions et échos si le hautboïste ne tâchait d’habiter cette composition fruste par une jolie déclinaison de sonorités. Un Allegro à deux temps remet la gomme pour une conclusion plus burlesque et festive qui n’exclut pas les efforts de nuances (1’).

 

 

Un Largo engage la Huitième fantaisie en mi mineur. L’interprète tâche d’y préserver une feinte apparence d’improvisation. Le Spirituoso en 12/8 réinjecte du swing dans notre gramophone grâce au balancement ternaire, aux ruptures de discours et à l’allant du musicien. L’Allegro final bascule en 3/4, avec un penchant affirmé et définitif pour le contretemps. Les reprises permettent à Fabrice Ferez de varier les ornements et de démontrer autant précision qu’agilité, lui qui kiffe ailleurs le feeling sans contrainte exagérée.
Assez curieusement, ce moment est choisi par le hautboïste pour glisser sa transcription de deux extraits de la Deuxième partita pour violon de Johann Sebastian Bach. Assez curieusement, oui, car cela déséquilibre la stabilité du projet ; et cependant pas du tout curieusement, pour a minima deux raisons – j’en avais noté trois, mais je n’en ai noté que deux, alors bon.

  • Premièrement, quand on écoute le disque dans son ensemble, on peut, à ce stade, éprouver l’envie d’une respiration (pensons à l’interlude de Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour ?).
  • Deuxièmement, l’artiste souhaite à l’évidence faire dialoguer son instrument – avec lui-même, oui, mais aussi avec ses possibles donc ses limites, s’appelassent-ils violon ou flûte.

Or, il y a quelque chose de curieux, donc de stimulant, dans la volonté de Fabrice Ferez de grignoter des répertoires qui ne sont pas ceux de son instrument à anche double ; et cette curiosité fait elle-même résonner la singularité d’un musicien qui se refuse à une monospécialisation, lui qui pratique plusieurs disciplines musicales et se passionne pour la musique contemporaine. Soyons honnêtes, pour une fois : on aurait aimé que le livret lui consacrât moins d’espace biographique afin de nous laisser mieux comprendre les enjeux musicologiques de ses choix multiples, en l’espèce triples

  • jouer seul des pièces pour deux hautbois,
  • interpréter essentiellement des pièces pour flûte telles quelles, et
  • adapter des pièces pour violon.

Indifférent à notre pseudoméditation d’autoproclamé critique, l’interprète se coltine d’abord le premier mouvement, une allemande, qu’il transpose en mi mineur au lieu du ré mineur originel. On y apprécie aussitôt le sens de la respiration qui fait le charme des cordes et de la liberté selon Fabrice Ferez, jusque dans les accords arpégés. La gigue peut paraître plus sage que l’Allemande, tant le hautboïste arrive à y créer une atmosphère juste et percutante en appliquant

  • nuances,
  • respirations,
  • phrasé et
  • délais sur certaines doubles signifiantes.

C’est remarquable de virtuosité discrète, d’intelligence musicale et de technique artisanale (de savoir-faire, soit) au service de l’art ; puis, ça fait respirer après une série d’œuvres du pote de JSB.
La Quatrième fantaisie en Si bémol du sieur Telemann se dévoile via un Andante pris avec la componction adaptée mais la liberté coutumière (moult doubles régulières sonnent comme en triolet). Il y a là un sens de la respiration, du temps juste, du souffle adapté tout à fait remarquable. L’Allegro ne ménage pas son énergie et ses rebonds. C’est techniquement de première bourre et musicalement fort seyant, comme en témoigne par exemple l’attention portée à l’exécution des séries de double (fa pointé à 1’25, par ex.). Un Presto à da capo sans reprise mais avec ornements (deuxième section : do la sib devenant do sib do siiib la sib do) conclut la chouette saga.

 

 

En guise de bis, Fabrice Ferez intrigue une fois de plus en proposant l’Allegro du Troisième duo en Mi bémol F56 de Wilhelm Friedemann Bach. Associer fluidité et sens de la dynamique qui n’exclut pas, çà et là, quelque impression de précipitation. Peut-être n’est-ce pas l’enregistrement le plus flatteur pour le rerecording, mais l’on apprécie le geste du concertiste soucieux de ne pas terminer sans un dernier cadeau à ses clients.
En conclusion, si l’on regrette son défaut de précision musicologique

  • (pourquoi tant de pièces pour flûtes appropriées par le hautbois ?
  • pourquoi des duos en solo ?
  • pourquoi quelques pièces d’autrui au milieu du projet Telemann ?
  • pourquoi des playbacks dans un disque qui se revendique grand public ?),

l’on salue ce disque de 44’ réelles pour son audace et sa musicalité ; et l’on se dit qu’un vrai récital de Fabrice Ferez, non contraint par ces obligations que la vie, vraie ou fausse, impose aux compositeurs comme aux interprètes, ça doit être plutôt sa mère chouette.