Gaspard Dehaene, Schubert et plus, Institut Goethe, 22 janvier 2019

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Photo : Bertrand Ferrier

Il n’est pas de juste critique, faut-il espérer ; et celle qui suit, ambivalente, est triplement biaisée, nous nous en expliquerons. Meanwhile, un programme copieux nous attend, eût-il été allégé depuis le copié-collé du programme actuellement tourné par l’artiste pour promouvoir son disque (le commentaire glissé dans la feuille distribuée au public porte trace de ce raccourcissement tardif – on le peut retrouver ici, par exemple, pour le concert du 6 novembre 2018).
Le bal s’ouvre par la grande Sonate D959 en La de Franz Schubert – la dernière avant le trépas (compter une quarantaine de minutes). L’Allegro est pris sans euphorie, avec un souci évident de clarté : très peu de pédale de sustain et des attaques franches qui sonnent plus comme du pianoforte que comme un grand piano de concert – ce qui est loin d’être absurde pour du Schubert. L’acoustique sèche de l’auditorium accentue cette forme d’ascétisme rigoureux, qui a son revers : à l’auditeur de chercher à se laisser séduire. Il est évident que Gaspard Dehaene (prononcer « De Hane », la famille y tient) est venu jouer de la musique, pas proposer une danse du ventre pour spectateur ronronnant. Pour preuve, l’Andantino qui suit paraît pris à un tempo rrrredoutablement lent. Certes, cela en accentue le naturel dolent, mais la magie des harmonies auréolant des lignes mélodiques claires résiste-t-elle à cette rectitude qui privilégie le texte au sentiment ? Ce sera, nul n’en doute, affaire de goût.
Oui, le goût, voilà bien la question. La technique, elle, est indiscutable. Pas seulement dans les traits du Scherzo ; tout autant dans la capacité de l’interprète à y caractériser, grâce à la sûreté de ses doigts et à sa familiarité avec la pièce, les différentes atmosphères évoquées par le compositeur. Aussi la vertu de cette exécution est-elle, a minima, de placer le spectateur devant sa subjectivité : cette musique, rendue à la pointe sèche, est-elle valorisation d’un texte qui se suffit à lui-même
ou raideur compatible avec l’admiration de la performance mais pas avec l’émotion de l’auditeur ? Admettons que, lors de l’Allegretto final, nous avons choisi notre camp : ce thème-et-variations est enlevé avec science, mais il sonne à nos esgourdes benoîtes trop raide et scolaire – trop pur, peut-être – pour nous toucher.

Photo : Josée Novicz

Une composition de Rodolphe Bruneau-Boulmier, « producteur sur France-Mu » et auditeur de France-Cu, se faufile dans le programme. Formellement et intellectuellement (elle reprend le titre d’un roman du grand-père gaspardien) dédiée au pianiste, « Quand la terre fait naufrage » articule autour d’un médium charnu des graves grondants ou des aigus festonnants. Entre consonance bienséante et dissonance percussive, elle revendique une suggestivité très maritime et ne manque pas de sens narratif, même si, comme toute œuvre, elle pourra paraître manquer de personnalité et de puissance en dépit de son chatoiement.
Le bal s’achève en trombe avec la Rhapsodie espagnole de Franz Liszt. Par contraste avec l’ambiance éthérée de « Quand la terre fait naufrage », cette poursuite pour virtuose roué paraît plus énergique. Toutefois, Gaspard Dehaene y maintient sa ligne de conduite, ce que l’on ne saurait lui reprocher, hélas ! La pièce est donc très bien jouée, en dépit des mille – euphémisme – difficultés qui la hérissent. Partant, les lamentations du snob qui se prend pour un pseudocritique ressortent, car l’hurluberlu concède que cela est de belle facture technique, mais s’époumone sur l’air du : « Tu nous a présenté Liszt comme une rock star qui faisait tomber les minettes, OK ? Ben, elle est où, l’ivresse de la rock star ? Elle est où, la putain de folie d’un motherfucker de guitar hero ? Pourquoi on entend plus la battue de Graeme Allwright que le groove de Steve Vai, bon sang ? » Les deux bis proposés – la Mélodie hongroise de Franz Schubert et un lied du zozo remixé par Franz Liszt – sont d’autant plus rageants qu’ils semblent, eux, frémir davantage sous les doigts d’un interprète que l’on aime imaginer enfin un peu plus libéré.

Gaspard Mondrian. Photo : Josée Novicz.

En conclusion, non, il n’est pas de juste critique. Celle-ci l’illustre pour trois raisons. Pas parce qu’elle est plus admirative d’une technique qu’enthousiasmée par une prestation artistique – il nous est arrivé d’avouer, immodeste et navré, une déception plus franche avec presque moins de circonvolutions. Plutôt pour les motifs suivants.

  • Premièrement, en termes de proportion, si elle était juste, notre critique devrait essentiellement s’extasier sur le savoir-jouer et le style très personnel de l’encore-jeune artiste plutôt que de le morigéner pour avoir su si tôt forger ce qui semble être sa touche, celle-ci ne nous convainquît-elle pas complètement… mais, alors, elle ne serait pas aussi honnête qu’en étant moins juste, bref.
  • Deuxièmement, le risque du cliché est patent : le style que nous affirmons avoir entendu correspond à l’apparence physique de l’artiste, guère porté sur la loufoquerie ou le show-off. Dès lors, ne nous sommes-nous pas laissé submerger par une forme de surdité visuelle, sur l’air du « Laisse-moi te regarder, je te dirai comment tu joues » ?
  • Troisièmement, n’avons-nous pas laissé notre fatigue écouter à notre place, la lassitude précédant le concert nous poussant à pointer, en dépit des qualités digitales, un manque de fougue, d’émotion et d’élan qui, au fond, serait le nôtre ?

Nous en acceptons l’augure, même si je sais toujours pas le sens précis de cette expression. Quoi qu’il en soit, nous n’avons surtout point prétendu être objectif. À peine tâcher de rédiger cette notule le plus justement possible… tout en sachant qu’il n’est pas de juste critique, blablabla taratata tsoin-tsoin (en gros, hein).