Fruits de la vigne – Les pierres plates 2019

admin

Photo : Bertrand Ferrier

 

Jetons un coup d’œil (mais pas que d’œil) à ce « produce of France » (sic) qu’une bonne âme nous a fait parvenir du Roussillon. Même s’il est très impoli d’estimer un cadeau, signalons à nos lecteurs empressés que le produit est commercialisé sur Internet à 13,6 € la bouteille. Il s’agit d’un Côtes du Roussillon-Villages, AOC au rendement un peu moindre que celui d’un Côtes du Roussillon voisin. L’appellation exige que les vins qu’elle chapeaute mix’n’matchent au moins trois cépages parmi

  • le grenache noir,
  • le syrah,
  • le mourvèdre et
  • le carignan (ici laissé de côté).

En général, les vins issus de cette zone sont réputés pour envoyer du pâté. Saurons-nous réceptionner celui des Aspres ?
La robe affiche un grenat très soutenu. D’une profondeur unie, massive comme un biceps de pilier samoan, la forte obscurité du liquide paraît presque solide, fixée entre le carmin en plein trip d’acide et la ténèbre d’une nuit d’hiver.
Le nez

  • attaque sur le fruité de ce qui nous paraît être une framboise,
  • ouvre sur le côté rassurant du boisé et
  • part à dame sur des notes de café fraîchement torréfié.

C’est à la fois

  • mouvant et structuré,
  • riche et distinct,
  • évolutif et lisible.

Prometteur.
La bouche a cette fermeté qui plaît en des temps « épuisés d’orage », eût écrit Jean-Jacques Goldman (Jean-Jacques, donc), par les flacons prompts à s’excuser d’exister, vantant

  • leur dépôt naturel,
  • leur respect de la biodynamie les poussant à récolter les raisins les nuits de pleine lune afin d’anticiper sur la fermentation malolactique douce induite par la Pachamama elle-même,
  • leur bouteille allégée afin de sauver la planète et de scolariser les filles dans des zones où elles n’ont seulement pas à manger,
  • leur alcool allégé en degré et en sucre,
  • leur saveur coupée à la Contrex et
  • leurs étiquettes imprimées à l’encre d’algues bretonnes socialement équitables et responsables,

plutôt que le nectar censé pimper notre glotte trop souvent sèche, hélas, je sais qu’il est des maladies pires mais celle-ci, croyez-m’en, n’est pas la plus agréable. Ici, foin de mignardises pour maman des Batignolles cherchant l’ivresse dans une tisane détox bue sur le pouce avec ses amies-concurrentes au sortir de l’école où elles ont déposé leur merveilleuse merveille – si, le truc avec des bras qui, donc, braille – avant de filer « chez Paulin » acheter des cardons (s’il en reste, hi hi hi !) dont le producteur, un jeune agriculteur formidable quoique bizarrement prénommé Pierre – c’est ça, « Pierre Cardon », comme on le surnomme, lol – bien qu’il ne cultive pas des minéraux (comme quoi, les étiquettes, faut s’en méfier, enfin, je sais pas vous, mais, moi, hein, c’est ce que j’ai constaté souvent), se bat contre les multinationales pour préserver son droit à ne pas user de semences transgéniques, ouf.
Bref, revenons à nos petits pois évadés fiscaux et engraissés du Géant vert : le vin des Aspres bastonne d’entrée et assume crânement, lui, ses 14,5°. Trop crânement, peut-être : la première impression est celle d’un jus généreux au point d’être plus saturé que complexe. On retrouve dans le gosier le café qui avait titillé nos naseaux, cette fois plus brûlé qu’épanoui. Ce nonobstant, eh oui, l’on apprécie la franchise d’un nectar qui ne faseye pas. Pas de régates interminables, la course est frontale. À l’arrivée, le goût de compote rugueuse longuement fondue au chaudron l’emporte sans concurrent dans son sillage mais sans véritable finale : dans le choc liminaire, tout était dit – Jean-Jacques, forcément, toujours.
L’accord mets et vins exige d’envoyer face à lui du tonitruant, du genre que ne peuvent d’ordinaire affronter que des Cornas prestigieux. Viande rouge ultrasapide, plats en sauce épicés ou, pour les buveurs de rouge à tout crin, fromages s’éloignant au maximum du chèvre frais à peine sorti de la petite bergerie hippie et vendu à la cuillère en bois recyclé aux bobos biomaniaques venus suivre les conseils de la rubrique « Nature et nourriture » issue du partenariat entre Radio Nova, FIP et Radio Chou-fleur, la webFM locale qui est bien meilleure avec du beurre. Concluons que, dans ce vin qui plaira aux gosiers plus cuirassés que madrés,

ce qui fait défaut est un surcroît de richesse, ce qui se dérobe, un appui. On accusait le soleil, on l’admire d’avoir saccagé les saisons du possible, de nous avoir réduits à notre nudité.
(Claude Esteban, La Mort à distance [2007], in: Mon beau navire, ô ma mémoire. Un siècle de poésie française. Gallimard, 1911-2011, Gallimard, « Poésie/Gallimard », 2011, p. 76)