Franz Liszt, « Années de pèlerinage » par Michele Campanella (Odradek, 2/3)
Après la première étape, l’aventure pèlerinique continue via les beaux-arts, la voix et l’écriture. En effet, c’est ce triptyque qui structure les sept épisodes de la Deuxième année de pèlerinage de Franz Liszt (S. 161), précédant chronologiquement la première année mais lui succédant dans l’ordre des recueils. À une première année essentiellement paysagère, succède donc un épisode axé autour de la synesthésie, la musique évoquant
- la peinture,
- la sculpture,
- la chanson et
- la littérature.
2.
Deuxième année : Italie (S. 161, 1837-1849)
Sposalizio évoque Le Mariage de la Vierge par Raphaël, œuvre de commande vendue en 1504 et directement pompé sur le Pérugin, son maître. Michele Campanella se sublime dans l’égrenage des pianissimi et dolcissimi, dont la sublime délicatesse valorise l’accélération jusqu’au grave fortissimo qui conclut une première embardée. Le compositeur associe balancement « quieto » (en 6/4) et retenue qui cherche à s’ébrouer. En effet, à plusieurs reprises, le tempo se hâte, la partition se noircit et des décibels se dégrafent. Le caractère contrasté de cette belle œuvre, magnifiquement rendu par une interprétation sans esbroufe, illustre sans doute, par ses voltes-faces, l’énigmaticité hésitante liant
- le sublime du choix divin,
- le doute joséphique bien compréhensible et
- la grandeur du mystère.
Pour conclure, les octaves aux deux mains grondent comme il convient avant que le calme ne revienne. Magistral.
Il Pensieroso invoque la sculpture funéraire de Michel-Ange représentant Laurent de Médicis. On regrette que l’édition – pourtant de qualité – qui accompagne le triple disque fasse l’économie de citer le quatrain aussi indiqué sur la partition. De fait, le texte est d’autant plus intrigant qu’il répond à une polémique lancée par Carlo Strozzi sur La Nuit, une autre sculpture de Michel-Ange créée pour décorer le même monument qu’Il Pensiero. Contre la polémique et l’injure, la Nuit se réjouit de « ne rien voir ni rien sentir » et incite donc les jaseux à parler bas pour « ne point m’éveiller » (Michel-Ange, Poésies, trad. Pierre Leyris, Gallimard, « Poésie », 1983, p. 101). Cette étape du pèlerinage revendique donc une certaine liberté d’inspiration naviguant dans divers arts de Michel-Ange, en l’espèce la sculpture et la poésie… et une sacrée mauvaise foi en laissant croire que cette demande de silence est formulée par le penseur ! Encore plus notable, Franz Liszt suscite une fausse synesthésie fleurant la prosopopée et l’allégorie personnifiante (rien que ça…), dans la mesure où sa musique s’appuie sur un poème évoquant
- le discours d’une sculpture [prosopopée]
- symbolisant la nuit [anthropomorphisation],
- mais qui n’est pas celle qu’évoque le titre du morceau.
Bref, ce « Penseur » volontiers approximatif prolonge, dans un même mi grave, le mystère du mariage de la Vierge, où la synesthésie inspirante consistait à traduire en musique ce que la peinture avait tiré du texte biblique. Évidemment, associer le songe du Penseur aux mystères virginaux fait sens ! D’autant qu’une marche sombre conduit la méditation, pulsée par un rythme pointé tenace jusque dans les tréfonds du registre grave que le silence finit par grignoter sans hâte. La sobriété du jeu de Michele Campanella est ici particulièrement appropriée.
S’ensuit la Canzonetta del Salvator Rosa, première transcription de la Deuxième année de pèlerinage. Cet Andante marziale évoque un peintre-poète… à tort, puisque la « chanson » dont il est question et qui clame que « je change bien souvent d’endroit mais ne puis changer mon désir », est de Giovanni Bononcini, paroles et musique (on trouvera une présentation de cette composition ici) : on aurait pu, là encore, trouver dans le livret mention du texte. Derechef, sciemment ou non, Franz Liszt propose un décalage entre le titre et l’œuvre, qui fait écho au décalage propre à toute musique « à programme ». Sorte de transcription avec interlude, la pièce prend, ici, une réelle épaisseur sous les doigts d’un musicien capable de décliner une palette sonore très vaste autour d’un thème qui, sans ce talent, semblerait traité avec un savoir-faire certain mais d’un intérêt peut-être pas aussi patent que les autres compositions rassemblées dans ce recueil.
Pourtant, l’interprète ne fait nulle distinction entre cette respiration musicale et le Sonetto 47 del Petrarca qui suit et ouvre la série de trois transcriptions pour piano des lieder originaux : profitant d’une note finale ouvrant aussi la pièce suivante, il enchaîne les deux œuvres. L’idée, suggérée par la partition, se tient même si l’absence de texte dans le livret la rend moins évidente. En effet, alors que la chanson précédente racontait que, où que l’on aille, l’on emporte son désir avec soi, le quarante-septième sonnet de Pétrarque « bénit toutes les circonstances qui accompagnent la naissance de son amour » pour Laure, du moment à l’endroit en passant par les tourments, les paroles et les afflictions (VO et traduction sont disponibles ici). Il y a donc une continuité significative entre les deux œuvres, fussent-elles d’esprit très différent.
Après un prélude enflammé, manière de barcarolle en Ré bémol « con intimo sentimenta » distille l’impression amoureuse. Michele Campanella confirme son art consommé de faire sonner la mélodie sans enfermer l’accompagnement dans un flou ennuyeux… que contredirait une écriture s’étirant parfois sur quatre portées. La réitération de formules aisément identifiables, portées par des harmonisations riches, capte grâce à une interprétation pénétrée faisant feu de tout bois voire sous-bois.
Avec le Sonnetto 104 del Petrarca, en Mi, qui ouvrait le cycle des lieder, l’affaire se corse presque. Cette fois, le poète « dépeint à sa dame » la « misère » où elle le réduit et le réduira tant qu’Amour ne le tuera ni ne lui ôtera les fers. Ce poème n’étant que contradictions (« point n’ai de langue et je crie / et je désire périr, et je demande secours », etc.), l’on se doute que Franz Liszt n’en va point tirer une mélopée adaptée aux bobos fatigants qui écoutent FIP ou, du moins, le prétendent. De fait, l’Agitato assai claque avec une main gauche écartelée
- d’abord par des accords réservés aux grandes mains puis,
- dès l’Adagio, par des arpèges gourmands.
Comme il nous y a habitués, Michele Campanella rend brillamment la tension entre l’agitation du poète et l’adulation transie de l’amoureux. L’interprète maîtrise à la fois le groove du contretemps et la douceur incertaine du kif tendre. Chemin faisant, il permet à l’auditeur de jouir de ce Steinway de 1892 dont les sonorités vintage, notamment dans le médium, ne sont pas contradictoires avec justesse et expressivité. Il y a un charme singulier à profiter de cet instrument culotté comme une pipe ; et cela est séant car, après un début agité, l’essentiel du texte est une grande chanson d’amour, traversée par des flammèches irrépressibles, plus que l’évocation du désespoir écartelé qui est l’autre ingrédient du sonnet mentionné. Sachant
- retenir les chevaux,
- leur murmurer à l’oreille et
- les aiguillonner à l’occasion,
le cocher Michele Campanella mène le somptueux carrosse à bon et joli port : la soumission devant les petits petons de la dame chérie.
Le Sonnetto 123 del Petrarca chante l’apaisement et l’harmonie, quand « pas une feuille ne remue » tant est grande « la douceur qui a envahi les airs et les vents ». D’où, sans doute, le Lento placido liminaire qui n’a, toutefois, rien de convenu :
- en La bémol, il s’ouvre sur un ré bécarre ;
- à quatre temps, il est écrit comme un 12/8.
Évitant toujours les nuances ou accents extrêmes, l’interprète creuse la veine de la délicatesse et de la précision qui ne se confondent jamais avec quelque mignardise que ce soit. La clarté de la mélodie en sort plus claire, la lenteur plus retenue, donc
- le crescendo plus captivant,
- les différences de registre plus fines,
- la contemplation plus savoureuse,
- les emportements plus harmonieux et
- les silences plus musicaux – les cinq dernières mesures témoignent, à huit reprises, d’une incroyable capacité à retarder puis à poser la note attendue.
Advient alors le gros morceau de plus de 17’ : Après une lecture de Dante, sous-titré Fantasia quasi sonata. Un Andante maestoso, marqué « pesante », semble naître de notes répétées sur l’ensemble du clavier jusqu’à ce qu’un Presto agitato assai ne fasse gronder la Bête. Ce nonobstant, ledit grondement demeure clairement conduit notamment par le truchement
- des accents rythmiques,
- des nuances,
- de la différenciation entre les mains et
- du jeu de sustain qui prolonge les sons sans les mélanger.
Tout cela est précis, net, tendu et en accord(s) avec la ligne campanelliste qui privilégie la musicalité au spectaculaire – tout en respectant avec agilité les exigences d’une partition où tonicité et virtuosité sont de mise, ce n’est rien de le dire. Ainsi se confirme-t-il que le charme de cette intégrale sourd, précisément, de l’apparente contradiction entre
- un refus d’exacerber les explosions et vertiges proposés par la partition, et
- la jubilation qu’apportent les étincelles lisztiennes par-delà le sens de l’agogique et de l’harmonisation.
Le passage en Fa dièse, point culminant de l’embrasement, en sort plus beau, lui qui peut parfois paraître réduit à une caricature du piano de Franz, avec
- ses octaves qui dégringolent,
- ses sauts de mains,
- ses accords répétés et
- ses fortissimi.
La grandeur de Michele Campanella pourrait être de creuser derrière l’apparat pour permettre à l’art de jaillir derrière le savoir-faire… et grâce à lui.
De cette Fantasia, l’interprète semble construire une vision unitaire, entre holistique et organique. Tout fait corps. Il ne s’agit pas de créer une typologie voire une dichotomie scindant les « passages brillants » et les « passages calmes » qui ne seraient que le tremplin nécessaire à l’arrivée des premiers. Le laissent penser le travail sur les nuances, jamais exagérées (il n’y a pas d’un côté le fortissimo quand s’agitent les saucisses, de l’autre le piano quand ça se calme un peu) et sur les silences (sans silence, assumons l’évidence, point de musique). De plus, à l’instar des enchaînements entre morceaux, les enchaînements entre sections procèdent d’un choix à l’évidence délibéré. L’absence de coupure entre la résorption de la fougue et l’Andante quasi improvisato (5’19) n’est évidemment pas une faute de texte, malgré le silence à point d’orgue exigé par la partition. On peut soupçonner que l’interprète manifeste de la sorte une volonté de proposer une interprétation moins fragmentaire, posant que l’ensemble de l’œuvre jaillit d’une même émotion, multiple mais unitaire, figée dans le titre, id sunt une lecture puissante puis la résonance qui s’en suit.
L’Andante méditatif rappelle qu’unité n’est pas identité. Le caractère posé de ce moment, symbolisé par une armature dénudée, se colore de l’énergie déployée quelques minutes plus tôt, ainsi que de la réminiscence du motif liminaire des deux notes répétées. L’Adagio tourbillonnant – ce n’est pas un oxymoron – jouit de la légèreté de dentellière obtenue par l’artiste dans ce passage doublement ternaire (à la main droite, 4 X 6 doubles par mesure sont accompagnées par 4 X 3 croches à la main gauche, voir vers 8’15 pour une illustration de cette délicieuse illusion de déséquilibre) dont le groove est remarquablement valorisé. Le jeu sur le tempo (en place, retenue, emballement) fait battre l’émotion qui ronronne jusqu’à l’Allegro moderato, lequel prépare un nouveau changement de paradigme, avec croisement de mains et retour des motifs tendus initiaux.
Michele Campanella éblouit par une technique remarquable et un sens de la tension qui rend véritablement haletant ce nouveau passage entre forte et fortissimo. L’aboutissement ? Ce moment suspendu où le sens suspend son souffle. Attente. Mystère. Main droite en accompagnement grave. Main gauche en notes répétées et valeurs longues, tantôt dans l’aigu, tantôt dans les profondeurs. Le Tempo rubato e molto ritenuto auréole ce mystère d’une coda nimbant magnifiquement les notes répétées par la pédale de sustain – ce qui, pour le coup, est une sorte d’oxymoron, et un Andante propose une nouvelle mutation. Après un silence (le premier après 14’ de musique !), il bariole dans l’aigu et ouvre la voie à la folie des octaves et accords rageurs. La coda est lancée et, même là, dans le déchaînement, l’interprète se montre soucieux de faire musique
- en modelant ses attaques,
- en réglant ses respirations et
- en veillant toujours à la polyphonie (par exemple en faisant moins sonner la main gauche afin que la ligne directrice de la main droite surplombe la colère grave).
Le Presto et son superbe crescendo suit la même ligne jusqu’à l’Andante bref et terrible à souhait. As far as we are concerned, ce coffret est, so far, formidable et passionnant. Vivement l’année prochaine !
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