Florian Krumpöck joue Liszt et Chopin, salle Cortot, 24 mai 2024 – 3/3
Après une première partie présentant une pièce de Franz Liszt puis une pièce de Frédéric Chopin, Florian Krumpöck a choisi d’inverser l’ordre dans la seconde partie de son récital à la salle Cortot. Le concert reprend donc avec le Prélude en ut dièse mineur opus 45 de Frédéric Chopin, que le compositeur, en négociant avec ses éditeurs, parait de deux qualités : il est court et il module bien. Ses autres charmes n’échappent pas à l’interprète qui
- fait sentir au public comment le propos émerge des arpèges qui n’ont donc pas qu’une vocation d’harmonisation gracieuse mais bien une fonction de défricheurs de mélodie ;
- caractérise le travail d’orfèvre proposé par Chopin pour disposer avec art
- les notes elles-mêmes,
- les appogiatures et
- les choix d’intervalles ; et
- assume la quête aux allures d’improvisation qui tend ce prélude à travers les multiples
- modulations auréolant le propos,
- récurrences travaillant les motifs tout en guidant l’écoute, et
- suspensions brisant le risque d’un développement qui ne conviendrait pas à cette forme de prélude et privilégiant, grâce à ces interruptions, un nouveau surgissement créatif.
Guère original, nous avons souvent tressé les louanges de l’œuvre monumentale par laquelle s’achève le récital : la sonate en si mineur S. 178 de Franz Liszt. Que ce soit dans
- la version abrasive et swinguée de Jean Guillou,
- la proposition solide et habitée d’Ali Hirèche ou
- la lecture faustienne et quasi mystique de Jean-Nicolas Diatkine,
la puissance de cette pièce d’un seul tenant ébaubit non seulement par
- la virtuosité,
- l’effort physique et
- l’intense concentration
qu’elle exige, mais aussi par la diversité des manières dont les meilleurs pianistes choisissent de s’en emparer. À l’évidence, Florian Krumpöck n’est pas impressionné par le défi qui l’attend, après pourtant un impressionnant début de concert. Dès l’incipit énigmatique, presque troué, il incarne la partition en choisissant
- le poids du toucher,
- la densité du son
- (attaque,
- tenue,
- coupe) et
- la répartition des espaces de musique non écrites
- (résonance par pédalisation,
- conscience de l’acoustique de la salle,
- investissement des silences où se dissout le son mais se prépare aussi à surgir la musique).
Dans une partition à la fois narrative et touffue, l’interprète choisit d’interpréter et non de débiter un texte d’une poignante complexité. Assez habile pour paraître ignorer la technicité indispensable à l’exécution, il pense en musicien, donc il
- définit avec art l’agencement des intensités,
- affine le legato des octaves et
- détermine les couleurs
- (obscurité changeante de l’inspiration qui monte,
- luminosité tendre de la tentation lyrique,
- miroitement différencia des leitmotivs réinvestis selon l’évolution de la diégèse, et hop).
Sur la durée, il construit sa version en
- multipliant les éclairages pour animer les récurrences,
- gérant
- le tempo,
- l’agogique et
- la spécificité des variations (malgré le sans-gêne de parents laissant crier leurs rejetons et les bâillements de plus en plus bruyants de la connasse placée derrière nous) et
- sachant retenir la dynamique euphorisante quand le calme revient afin de laisser les voiles se regonfler au prochain coup de vent.
Fors sa technique assez sûre pour oublier d’être spectaculaire, Florian Krumpöck impressionne par sa musicalité, id est son art
- de changer d’atmosphères
- (en contrastant,
- en tuilant,
- en suscitant l’attente),
- de moduler
- (dans l’évidence grâce à la note de passage,
- dans le choc,
- dans l’incertitude) et
- de maîtriser le fortissimo sans que le brouhaha sonore ne brouille le propos lisztien.
Aussi prend-on plaisir à ses virtuosités
- technique (ces réflexes ! ces octaves !),
- digitale (cette dextérité ! ces phrasés !) et
- musicale (cette polyphonie ! ces contrastes !).
Le triomphe logique qui salue la sobriété du finale et peut-être aussi l’animation qui a précédé exige un bis. Or, à la tourmente, qu’ajouter ? « Sposalizio », en l’espèce, donc
- la délicatesse comme tremplin et non éteignoir de l’émotion,
- l’emportement comme continuité et non opposition avec la tempérance,
- l’harmonie comme extension vers l’onirisme et non enfermement complaisant de la mélodie.
Belle conclusion pour un concert
- joyeusement ambitieux,
- supérieurement tenu et
- délicieusement impressionnant.