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Salle Érard (Paris 2), le 13 octobre 2023. Photo : Bertrand Ferrier.

 

C’est l’histoire d’un festival cofondé par

  • la violoniste Saskia Lethiec,
  • le pianiste Jérôme Granjon et
  • le sponsor Xavier Caïtucoli, un ancien de chez Total reconverti dans « le mix énergétique décarboné », tatataaa.

Le triomphe remporté en 2022 par ces rencontres chambristes plantées dans la rare salle Érard (deux concerts de cette première édition furent narrés sur ces pages çà et ) a poussé les musiciens et le financier à fomenter une deuxième édition. Si cette critique paraît un peu tard pour en profiter, que les regretteurs notent les dates de la prochaine édition, prévue du 11 au 13 octobre 2024.
Le premier concert de la saison 2023 se donne quasiment à guichets fermés. Il est un brin curieusement intitulé « Concert de Chausson » puisqu’il inclut – à part inégale il est vrai – une pièce de Ravel et une autre de Chausson. L’Introduction et allegro pour harpe M.46 de Maurice Ravel est une œuvre rarement donnée pour flûte, clarinette, quatuor à cordes et, surtout, harpe puisqu’il s’agit d’une commande du fabricant Erard visant à promouvoir son instrument, concurrent de la harpe Pleyel qui, elle, avait bénéficié d’une commande adressée à Claude Debussy. Après le retard de rigueur et le petit mot d’introduction proposé en duo par Jérôme Granjon et Saskia Lethiec (la sonorisation est toujours aussi inefficace pour les clampins installés au fond), cette publicité vintage commence brutalement après l’accord des seize cordes en jeu. La musique se déploie alors comme un réveil de faune debussyste, réjouissant l’auditeur gourmand de répertoire rare à la scène. Outre l’originalité, les raisons de se goberger ne manquent pas. Citons

  • l’engagement et les nuances de Françoise de Maubus dans ses soli de harpe,
  • la vitalité vibrante de chaque instrument mis tour à tour en valeur par la partition (le violon, la flûte de Corentin Garac, la clarinette de Yan Mařatka, l’alto de Vinciane Béranger…), ainsi que
  • le souci de jouer ensemble et d’équilibrer les niveaux sonores.

Même si la spécificité du jeu de pédales propre à la harpe Erard nous échappe, l’art du compositeur de valoriser l’instrument en l’intégrant à l’ensemble tant comme soliste que comme ploum-ploumiste saisit.

  • Créatrice de groove,
  • propulseuse de sons complémentaires au souffle et à la vibration de l’archet,
  • démonstratrice d’une virtuosité à frissons mais aussi
  • sculptrice de nuances affriolantes,

la harpe est parfaitement mise en valeur – quitte à en faire un peu des caisses, mais c’est le jeu, avec de grandes cascades de glings ! Le compositeur rejoint ainsi l’interprète dans un même défi : faire musique avec les contraintes.

  • De beaux effets de synchronisation,
  • des ambiances élégantes tissées en communion par l’ensemble des intervenants et
  • un investissement patent des musiciens

montrent que, conformément à ce que laissait espérer sa programmation, cette pièce, reniée par Maurice Ravel, est loin d’être simplement anecdotique, à moins que l’on ne considère le plaisir et l’intérêt de l’auditeur comme anecdotiques, évidemment – cela arrive parfois, dans ce monde merveilleux de la musique savante.

 

Vinciane Béranger, David Louwerse, Pierre-Olivier Queyras, Jérôme Granjon, Saskia Lethiec et Gabriel Voisin, le 13 octobre 2023 à la salle Érard (Paris 2). Photo : Bertrand Ferrier.

 

Le Concert en ré majeur op. 21 d’Ernest Chausson reconvoque le quatuor à cordes, cette fois avec en sus un violon solo et un piano en guise de harpe. L’attaque de Jérôme Granjon derrière son clavier ne laisse pas de doute : il va jouer comme l’exige ce premier mouvement long d’un quart d’heure, « décidé”. En réponse, le quatuor le prévient qu’il ne s’en laissera pas conter. Pierre-Olivier Queyras, Gabriel Voisin, Vinciane Béranger et David Louwerse font bloc et affrontent ensemble la triple exigence

  • de synchronicité,
  • de singularité de timbres et
  • de mutations collectives de caractère.

En vedette ou en duo avec le violon de Saskia Lethiec, le piano sait à la fois

  • s’imposer,
  • accompagner et
  • relancer le discours

d’une partition signée par un compositeur roué, sachant

  • installer,
  • développer et
  • interroger

la tension entre pulsion concertiste et fusion chambriste.

  • Le lyrisme,
  • la friction,
  • la circulation des émotions entre les pupitres,
  • les changements thymiques tuilés ou brutaux faisant la part belle aux cordes graves et
  • les phases explosives

séduisent. Le mouvement est marqué

  • par un souffle volontariste qui happe l’auditeur,
  • par les cahots qui rendent la narration plus captivante,
  • par la retenue sporadique qui relâche à dessein l’allant çà pour mieux la renouer là, et
  • par l’ambition musicale qui traverse ces quinze minutes brillantes-mais-pas-que.

Avec le deuxième mouvement arrive le danger de l’indispensable programme, détaillé et précis, offert aux spectateurs (les enfants qui s’ennuient y découvrent un éventail de fortune) : nous ne partageons aucune des trois convictions écrites par Jacques Bonnaure. À nos esgourdes,

  • la sicilienne n’est pas la plus belle page de Chausson ;
  • déterminer la plus belle page d’un compositeur n’est pas forcément un défi pertinent ; et
  • la liasse de pages en question ne nous paraît pas « d’un accès plus aisé que les mouvements qui l’entourent ».

Au contraire ! Il y a des hardiesses harmoniques et mélodiques à même de nous titiller, ce qui ajoute évidemment au charme du concert. À la baguette ou presque, le piano de Jérôme Granjon sait toujours trouver sa juste place d’accompagnateur, de soliste ou de dialoguiste. On se laisse porter par le balancement créé par le violon de Saskia Lethiec, lequel finit par embraser l’ensemble des instruments présents sur scène jusqu’à l’extinction des quinquets parle piano et le violon solo.
Ce même duo marque le « Grave » de son empreinte. Dès le début du troisième mouvement, on sent que les amateurs de blagues de Toto auraient dû choisir une autre salle. Si la musique est à la fête, l’heure n’est pas à la gaudriole façon troisième mi-temps. Dans une ambiance sombre, les six musiciens démontrent leur capacité à respirer ensemble, tant pour jouer ensemble et en même temps que pour laisser aux autres l’espace sonore adéquat afin qu’il s’exprime. Plusieurs fois, Ernest Chausson confie au piano la charge de relancer les ébats avec le violon solo et le débat avec les autres invités. L’auditeur ne peut qu’être sous le charme

  • des trouvailles et de l’inventivité que Chausson cèle derrière un apparent classicisme de bon aloi,
  • d’une interprétation sachant créer des atmosphères dont la grande diversité ébaubit, et
  • d’une émotion musicale que la qualité des crescendi – decrescendi participe à rendre particulièrement vibrante.

Un « Finale très animé » conclut la fête. C’est virulent sans être brutal, rythmé plutôt que rugueux, féroce plutôt que hâbleur. Le compositeur profite de la richesse des possibles précipités sur scène pour ôter toute univocité à sa partition.

  • Les cordes se jouent aussi bien coll’arco que pizzicato ;
  • le piano peut interpréter les jolis cœurs élégiaques qui soupirent ou les marteau-piqueurs percutants qui vacarment ;
  • les six musiciens peuvent jouer ensemble, en quatuor, en solo, en duo…

Maîtrise technique, conception d’ensemble, souci de jouer avec les autres agrémentent l’écoute et illustrent les multiples acceptions musicales d’animé : rapide, certes, mais aussi intense, contradictoire, énergique, fort ou pianissimo en vue d’un crescendo, à contretemps pour enrichir la dynamique du discours, fulminant ou lyrique car animé par des sentiments puissants… Le résultat ? Quarante minutes palpitantes qui rencontrent in fine un long triomphe amplement mérité. Il eût été difficile de mieux (re)lancer un festival original et stimulant !