Federico Colli et alii jouent Rachmaninov, Chostakovitch et Schumann, Cité de la musique, 12 octobre 2024

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Vaguement Federico Colli, Clément Verschave et Emmanuel Acurero. Photo impressionniste avec les moyens du bord : Bertrand Ferrier.

 

D’abord, c’est une histoire de retrouvailles fugaces. Un concert où sévissait l’ami violoncelliste Emmanuel Acurero. Un échange après les derniers accords et une info sur un concert se tenant quelques jours plus tard dans l’amphithéâtre de la Cité de la musique, écrin idéal pour la musique de chambre (surtout avec un orgue design en fond de scène, voilà qui est délicieusement croquignolesque).
Le titre du concert, un rien concon comme beaucoup de titres de concert, est “Trio élégiaque”. Il fait allusion à la première œuvre programmée, le Premier trio élégiaque en sol mineur de Sergueï Rachmaninov, une œuvre magnifique griffonnée en quatre jours quand le gars n’avait même pas la majorité légale. Bien que d’un seul tenant, la partition s’articule en quatre mouvements :

  • lento lugubre,
  • tempo rubato – risoluto,
  • tempo primo,
  • allegro – alla marcia.

Avec

  • Federico Colli au piano,
  • Clément Verschave au violon et
  • Emmanuel Acurero au violoncelle,

le début énigmatique présente l’accompagnement des violoneux au service d’un piano concentré dans les aigus. L’ambiance feutrée ménage une belle réserve de nuances et contrastes. En attendant le BOUM, on se laisse séduire par

  • les échanges sépia, entre piano et mezzo forte,
  • les crescendi savamment partagés,
  • les respirations communes et
  • les changements de caractère où chacun niche, avec la discrétion chambriste ad hoc, sa pétulante virtuosité.

Les interprètes font montre

  • de ductilité dans les passages de relais,
  • de caractérisation pour singulariser les humeurs des différents motifs, et
  • de symbiose lorsqu’ils s’emportent ou s’apaisent ensemble.

La partition met en valeur cette communion d’esprit et de geste tant, ainsi jouée, elle paraît

  • vibrante,
  • fluide et, par jaillissement,
  • étincelante.

On se laisse porter par les transitions, habiles et multiples. En effet, le jeune compositeur sait jouer

  • du collage (attaca subito),
  • de la succession (avec coupure du son),
  • du tuilage (avec intermède préalable) et
  • du fondu-enchaîné (superposition puis disparition du motif précédent).

En guidant l’auditeur avec savoir-faire sans sombrer dans un didactisme pédant, les trois musiciens créent l’émotion. Dans la marche funèbre finale, il faut encore saluer

  • les unissons,
  • les nuances piano et
  • les respirations.

À cette réussite succède l’exécution du Deuxième trio pour violon, violoncelle et piano en mi mineur écrit par Dmitri Chostakovitch en 1944. C’est Emmanuel Acurero qui lance l’andante – moderato dans le suraigu. Le violon lui répond dans le médium. Le grave est dévolu au piano. Une atmosphère

  • lourde,
  • riche,
  • mystérieuse,

sourd de cet incipit et saisit instantanément. Le compositeur y applique quelques-uns de ses éléments de langage préférés.

  • Notes répétées,
  • lyrisme des cordes frottées et
  • vigueur sobre des cordes martelées

permettent aux musiciens de faire entendre la polymorphie de leur sonorité propre et de celle du trio. Si l’on se laisse aller à l’imaginaire, l’on ajoutera qu’ils semblent incarner

  • les pulsions de vie battant en chaque auditeur, mêlées à
  • une absence tragique d’illusions, elle-même liée à
  • une conscience aiguë de la fragmentation intérieure de nos âmes.

Ha, l’imagination ! L’allegro con brio la secoue avec

  • la vivacité,
  • l’énergie et
  • les frictions

qui l’embrasent d’emblée. Convainquent

  • la précision de Federico Colli,
  • la sécheresse de Clément Verschave,
  • la souplesse d’archet d’Emmanuel Acurero et, plus encore,
  • la capacité de ces trois-là à fondre la spécificité de leurs partitions dans un creuset qui captive.

Le largo fonctionne autour d’un motif matriciel constitué d’accords solennels plaqués au piano. En émerge manière de résonance qui paraît inspirer le violon. Une mélopée s’épanouit alors jusqu’à contaminer le violoncelle. Le dialogue entre violon et violoncelle, bordé par la rythmique sombre et sobre du piano, tisse une atmosphère poignante que l’harmonie bien chostakovitchienne densifie avec art. Enchaîné, l’allegretto final ne tarde pas à envoyer du pâté :

  • rythmicité du piano,
  • explosivité des pizzicati du violon et
  • gravité du violoncelle

s’unissent et s’excitent mutuellement. Pourtant, en un tournemain,

  • l’énervement général peut se transformer en un grondement sourd,
  • la progression bien sentie basculer vers un développement inattendu puis se mordre la queue, et
  • la cyclicité qui semblait s’imposer dérailler voire se superposer à d’autres motifs et concaténer magistralement le maelstrom.

Tout se passe comme si Dmitri Chostakovitch donc ses interprètes prenaient plaisir à ce bouillonnement

  • intense,
  • brillant,
  • contrasté,
  • virtuose et
  • nimbé de cette pointe d’inquiétude dont le compositeur se départit rarement.

L’extinction finale, qui confirme cette amertume consubstantielle au créateur, est parfaitement troussée par les trois musiciens de l’Orchestre national d’Île de France qui, après un entracte, sont rejoints par deux autres collègues – l’altiste Guillaume Leroy et Laurent-Benoît Ostyn, le violoniste toujours souriant – afin de donner l’imposant Quintette pour piano et cordes en Mi bémol de Robert Schumann (la position de ce quintette a posteriori est musicalement difficile à justifier, si ce n’est parce que c’est le plus long et le plus demandeur en musiciens, ce qui n’est, avouons-le, pas super convaincant).

 

Vaguement Federico Colli, Clément Verschave, Laurent-Benoît Ostyn, Guillaume Leroy et Emmanuel Acurero. Photo impressionniste avec les moyens du bord : Bertrand Ferrier.

 

Dans l’allegro brillante liminaire, les cinq collègues de scène rendent avec justesse l’oscillation entre l’allant heureux et la suspension qui conduit à plus de gravité. En évitant d’opposer les deux aspects de l’œuvre par des contrastes flashy, les musiciens propulsent l’auditeur dans le mood multipolaire de Robert Schumann, et hop, dont l’ambiguïté reste, au-delà de la maîtrise technique, l’un des atouts majeurs. Porté par un pianiste

  • d’une aisance technique,
  • d’une science musicale et
  • d’un souci de ses partenaires

remarquables, le ring aka quatuor à seize cordes peut et réussit à

  • nuancer,
  • caractériser,
  • former bloc,
  • se répondre donc se défier, et
  • se diviser.

Cela est

  • juste musicalement,
  • bon dramatiquement et, comme on dit en musicologie (enfin, je crois),
  • vachement bien façonné.

Le deuxième mouvement, “in modo d’una marcia, un poco largamente”, offre un moment plus posé, se plaisant à mâchonner le même thème haché dans des nuances piano. Puis un thème lyrique tente d’émerger. À nouveau, sa lyre mélodique sonne comme une brisure que nul ne peut suturer, comme en témoigne le retour du motif liminaire. Avec un naturel ou un talent confondant, ou les deux, les musiciens rendent cette tension entre l’aspiration à l’élégiaque et l’inaccessibilité de cet épanchement triste. Le brusque changement de cap de la partition explicite l’impossibilité qui suintait – oui, dans une chronique de Bertrand Ferrier en personne lui-même, l’impossibilité peut suinter au détour d’un compte-rendu, c’est comme ça. Les tentatives de l’alto pour trouver une échappatoire sont vaines, forcément et férocement, ainsi que lui rétorque le piano. Un retour au calme semble s’imposer, un temps seulement car la vie a besoin de sursauts pour se distinguer de la mort, tatata.
Le scherzo molto vivace envoie un sursaut d’énergie ascendante secouer les interprètes. Le public qui blinde l’amphithéâtre prend de plein fouet

  • la puissance des montées collectives,
  • l’efficacité des contretemps pianistiques,
  • le charme des changements thymiques, et
  • la clarté de la construction donc du fil narratif.

Éberlué, il se laisse transpercer par

  • le brio des passages prompts,
  • la netteté des breaks et
  • l’habileté des variations de nuances.

Le finale, allegro ma non troppo, associe

  • jubilation des accents-tremplins,
  • persistance de l’impulsion ascendante, et
  • plaisir des sursauts ménagés par le développement gourmand de l’itération
    • (motifs,
    • contrastes,
    • cahots).

Cela nourrit la joie de l’auditeur, dans les méandres du fugato comme dans les multiples développements échevelés. Cest

  • fort,
  • revigorant,
  • concentré et, le terme paraîtra curieux, so what,
  • ça sonne sincère, vrai, entier.

Le résultat ? Dans les conditions idéales de l’amphithéâtre de la Cité de la musique,

  • une vitrine remarquable pour les musiciens de la phalange francilienne,
  • un podium magnifique pour leur complice Federico Colli, capable de porter un récital redoutablement exigeant… et
  • un médius humecté tendu bien haut aux ceusses qui savent que la musique savante en général et la musique de chambre en particulier, ça n’attire plus personne.

Bravo, les zozos !