Fabien Touchard, “Études pour piano”, Hortus – 3/3
Après un premier épisode innocent puis un second qui frétillait, nous avons retardé le triste moment autant que possible mais, a y est, obligé, plus moyen de reculer : voici venue l’heure de la Neuvième étude de Fabien Touchard, « In hora mortis », composée en 2016 et dédiée à Olivier Messiaen. Philippe Hattat est au piano pour l’heure de notre mort.
- Gravité des profondeurs,
- intensité des résonances,
- mystère de la reptation vers le médium et les aigus
alimentent une émergence de la lumière dans l’obscurité des abysses. Fabien Touchard joue sur
- les intervalles et la vibration des tenues,
- les synchronisations et légers décalages,
- les différenciations de registres et l’animation du médium.
Ainsi se construirait une symbolique des hauteurs,
- le médium représentant l’humanité affrontant, affolée, la mort, alors que
- les graves incarneraient la fosse de la tombe et
- les suraigus symboliseraient une mystico-céleste ouverture messiaenique.
Au mitan de l’œuvre, un grand vent semble devoir élever les doutes vers la foi
- des aigus,
- du tempo paisible et
- de la résonance susceptible d’évoquer manière de vie après la mort.
Cependant, des doutes réitérés s’expriment, explorant le silence et le rassemblement presque fœtal autour de quelques notes matricielles plaquées ensemble comme pour tenir le coup. Leur répondent les deux extrêmes de l’ambitus pianistique, mêlant l’espérance têtue et le glas. L’art de Philippe Hattat associe
- précision du toucher,
- aura du sustain et
- science des nuances qui colorent les surgissements.
Le finale, dans les médiums graves, essayent de regarder vers les hauteurs. Seuls une longue tenue puis un silence de quinze secondes (une éternité à l’aune humaine) lui répondront.
La Dixième étude, « Miroirs de feu », composée en 2018, révisée en 2021 et dédiée à Franz Liszt, s’annonce corsée. Elle est donc confiée à Orlando Bass que pas grand-chose de pianistique ne doit effrayer. Des palanquées de notes courent dans l’extrême aigu et l’extrême grave. Des accords inarrêtables donnent lieu à des étincelles qui se transforment en fusées sur tout le clavier.
- La résonance,
- l’ondulation,
- le bariolage
feignent un moment de masquer l’aspiration vers les extrêmes.
- Démultiplications rythmiques,
- cyclicité des accords et des formules,
- exploration physique des attaques
déjouent les espaces d’apaisement apparent jusqu’à une fin sciemment déceptive, comme si le compositeur voulait poser que la violence ne conduit qu’à rien, infinie tenue terminale incluse.
Fabien Touchard glisse alors ses « Secondes limbes ». De brèves fumerolles aiguës en boucles espacées dessinent dans le suraigu des possibles évanescents donc inachevables – force et faiblesse de l’imaginaire.
La Onzième étude, « Still, I rise… », composée en 2022, est dédiée à Olivier Greif et interprétée par Flore Merlin. Elle s’ouvre sur un rythme ternaire pulsé dans le grave, à l’harmonie contrariée. La concentration du propos dans la fosse s’éclaire cependant bientôt d’un rais perçant vers les médiums et les aigus. Ces nouveaux registres s’imposent alors dans une oscillation que des courants de plus en plus virulents traversent, toujours vers les suraigus. Une pluie d’accords manifeste l’existence de cet espace avant de se déliter en clapotis entêtant, rythmé par
- les graves,
- la résonance et
- le silence (la dernière note est jouée à 4’32, la piste dure 4’55).
La Douzième étude, « Littoral [In Paradisum] », composée en 2018, révisée en 2021, est dédiée à Frédéric Chopin et exécutée par Guillaume Sigier. C’est la plus longue du lot, juste devant « In hora mortis ». On peut alors se laisser emporter par
- le clapotis de l’aigu qui mute,
- l’irisation des harmonies irrégulières que le pianiste colore avec métier,
- l’instabilité des modes et des certitudes,
- le flux des mutations nourrissant le perpetuum mobile,
- l’aura des sonorités associant digitalité distincte et onde confusante (et hop) des graves mêlées dans une même pédalisation
jusqu’au premier sursaut qui semble lutter contre l’épuisement du piano ou du pianiste. Des chapelets de notes sortent de ces avertissements remplaçant la fin par l’itération quasi ad libitum. Puisque l’éternité, c’est long, surtout la fin, trente secondes séparent la dernière note de la fin de la séquence.
Sans doute une façon de juguler l’afflux de notes par une suspension du bruit du monde qui, parfois, se peut sans doute appeler Paradis. Une façon aussi de ménager un espace entre son et silence qui, quelquefois, se façonne en musique. L’affaire est encore à l’étude, douze fois, sur le pupitre de Fabien Touchard et de ses porte-voix. La preuve ici côté physique, là côté digital.