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Photo : Bertrand Ferrier

Tout le monde le sait, le théâtre est ringard et n’attire personne dans les salles, un peu comme l’opéra. Démonstration ce vendredi 18 mai au théâtre Clavel, avec Exil, exil, une pièce de [censuré, voir * en bas d’article], saluée par plusieurs prix, à Lyon et à Guérande, et qui se joue à guichets ultrafermés pour la première. Dans la foule se mêlent curieux, familiers et théâtreux (« je rentre d’une tournée à l’île Maurice : une claque ! », « je l’ai vue jouer ce texte, écoute, j’aime pas tout, mais il y a une espèce de vérité dans sa fraîcheur… », « non, cette année, j’ai joué quatre pièces, faut que je lève le pied, je n’ai plus le temps de me retrouver moi-même », etc.), qui ont tenu à venir alors que l’heure, par ce temps chaud et doux, est plutôt aux verres en terrasse – et puis, le vendredi soir, on est tous crevés, bon sang, on ne va pas se prendre la tête avec un truc chiant comme le théâtre (ça existe encore, le théââââtre ?).
Ben si, on est heureux de se bouger les tomates fût-ce malgré soi ; donc, salle pleine pour Exil, exil.
L’histoire : Mindy [censuré*], sa mère et son petit frère sont des réfugiés d’Afrique noire. La police [censuré*] interpelle mère [censuré*] et frère, tandis que Mindy se cache dans le placard du lycée avec son pair et dragueur, Jérémy [censuré*]. Celui-ci décide de fuir avec elle, assez curieusement « en train » (il a de l’argent) alors qu’ils fuient finalement à pied. En effet, David [censuré*], fils de David et père de Jérémy, juif que sa femme a tenté de déjuiver, refuse d’héberger Mindy plus d’une nuit. Les ados, quoique disposant d’adjuvants sporadiques comme un instit ou ce jardinier sur le point de retourner mourir chez lui (fort bien joué [censuré* mais photo infra]), sont traqués par un duo de flics composé d’un méchant qui obéit aux ordres [censuré*] et d’un gentil [censuré*] qui finira par aider Mindy à s’enfuir, ce qui ne sera pas forcément une bonne idée puisqu’elle se retrouvera gogo-danceuse dans un club, tripotée par les clients quoique « pas encore violée » par le patron. Son cas reste secondaire : l’important, c’est que cette fille, sa mère aux discours enflammés incantés par une actrice très digne quoi que le costumier l’ait affublée d’un haut étrangement moulant, les trois migrants [censuré*] au français impeccable qui témoignent en poètes devant la télé, la grand-mère [censuré*] d’un instit célibataire et l’instit célibataire [censuré*] en personne, tous finissent par être hyperengagés et conscients que, les migrants, c’est comme les juifs pendant l’Occupation : il faut les aider, les sauver de la police qui veut les battre, les brimer et les renvoyer dans leur dictature originelle. Objectif : devenir des Justes. Des Justes officiels ou des « Justes du cœur », restés dans l’ombre de leur modestie, sans la nécessité des mandarines de la gloriole, juste, ha-ha, exactement sous le cyprès ensuqué du chaud soleil qu’est pour eux le devoir accompli.

Photo : Bertrand Ferrier

Le cadre : l’espace s’articule en trois pôles : une table scolaire à cour ; au centre, un fauteuil en arrière-plan et un bidon pour se réchauffer les mains en avant-scène ; à jardin, une cabane de, eh bien, jardin. Derrière la scène, une impressionnante photo de rails sous la neige, striée de béances.
Le spectacle : lorsque l’on est invité, comme je l’étais ce soir-là, à un spectacle, le dialogue entre un souci d’objectivité critique et la reconnaissance pour une découverte est permanent. Force est donc d’admettre qu’il y a, à mes yeux, deux façons, peut-être pas si contradictoires, au fond, d’apprécier Exil, exil.
Dans un premier temps, on peut prendre acte d’une certaine déception, pas signe de mauvaise qualité puisque la pièce est conçue pour irriter les mécréants de la vulgate gentille ou les tenants d’un théâtre où la bien-pensance ne suffit pas à faire drame – je dois donc, même si je me présente, pour les gourmands de ma caste, de manière flatteuse, normal : c’est mon site, émarger dans les deux catégories. Mais, faquin, on aurait pu en dire bien des choses en somme.
Sur le fond : non, la situation des migrants n’a à peu près rien à voir avec la situation des juifs sous l’Occupation. L’écrasement des différences historiques, la prétention à une assimilation plus que simplificatrice (fausse, en réalité) et la tentative de réduire les situations l’une à l’autre en occultant les spécificités me paraissent malsains et ne rendent justice ni des faits passés ni des drames actuels.
Sur le genre : il s’agit d’un texte conscious, engagé du bon côté de la culture, qui vise à caresser les déjà-convaincus dans le sens du poil – ce qui rend l’exercice un peu vain, et pour les uns, « ceux du dedans », et pour les autres. Du reste, comme si le projet n’était pas assez clair, l’auteur demande à la fin de la représentation d’applaudir RESF et la CIMADE (qui va l’inviter sur un festival, assume-t-il).
Sur le contenu critique : la volonté de critiquer, en sus des méchants keufs, la télévision type BFM, en introduisant, si j’puis dire, un personnage de journaliste connard qui se contente de répéter ce que disent les migrants tout en organisant un jeu de téléréalité, forme une verrue superfétatoire et terriblement banale qui ne grandit pas le projet de sensibilisation au sort de populations fragiles.
Sur le réalisme : pourquoi mimer le gobage de hachis parmentier au canard ou la conduite en voiture alors que le reste est concrètement figuré (par ex., les flics ont des uniformes floqués « POLICE ») ? Pourquoi forcer les acteurs à prendre un asssant du Sudeuh, forcément fragile et imprécis, en essspérant monnntrer que ça se passeuh dans le Sudeuh, en Franceuh libérée, peuchère pastis, alors que la jeune Africaine, jouée par [censuré*], n’est pas du tout Africaine et a pas d’assan aux esssgourdeuh d’un Parisien, congue ? Pourquoi munir le journaliste d’un micro « qui ne marche pas » alors qu’une légère amplification ou un effet aurait rendu cet accessoire moins accessoire et aurait permis des effets de sens plus intéressants ?
Sur l’habillage : la musique, parfois lourdement clichée (piano et cordes synthétiques pour l’émotion), était-elle absolument nécessaire ?
Sur l’abus de topoï : non, tous les migrants ne sont pas des poètes exprimant leur arrachement à la terre natale avec emphase et falbalas, et cela ne rend pas leur fragilité et leur éventuelle détresse moins touchante – ah, ces envolées lyriques, et cette mignonne Mindy qui vibre d’avoir appris le français en écoutant Sheila sur un baladeur, ha !
Sur les erreurs : non, les procédures policières et judiciaires ne ressemblent pas toujours à ce qui est montré ; non, un magistrat ne peut pas poursuivre des membres de sa famille, même pour faire jubiler le sosie sympathique d’Isabelle Mayereau version Juste une amertume ; non, surtout, les « flics » ne vivent pas entre eux dans une caserne, ce ne sont pas des gendarmes. Tant qu’à prétendre à un peu de réalisme informé, se faire relire peut être une bonne option.
Sur la poétique, enfin : j’avoue avoir eu de la peine à me laisser embarquer dans ce qui ressemble plus à une rédaction tissée de bons sentiments et de révoltes convenues qu’à une pièce de théâtre mettant le drame et la force d’une re-présentation scénique au cœur du projet – quid du potentiel de silences, brisures, analepses et prolepses, suspensions, ruptures, incomplétude, déroutement du spectateur, drame dépassant le synopsis fonctionnel pour téléfilm public, etc. ? Cet aspect est très subjectif ; mais, baste, qui douterait, à ce stade de la notule, que l’avis ici exprimé allie constats objectifs et convictions sinon personnelles, du moins littéraires, bordel ? (J’ai dit « bordel » ? Hum, peut-être. Mais, fort heureusement, l’indécent n’a fait aucune victime.)

[censuré], co-metteur en scène. Photo : Bertrand Ferrier.

Donc, oui, avouons-le dans un premier temps critique, par certains aspects, cette pièce nous a agacé ; sans doute est-ce le signe que nous sommes buté voire politiquement aberrant, même si c’est moins le message qui nous froisse que ce choix de l’asséner et de le surligner via une volonté de supposer une malsaine complicité  avec le public, comme si la pertinence d’une partie du propos (abandonner des pauvres à leur pauvreté, c’est méchant, complètement d’accord) suffisait à justifier l’appauvrissement, ha-ha, qu’entraîne parfois, en littérature l’engagement univoque. Néanmoins, dans un second temps, on peut, tout aussi sincèrement, saluer de réelles qualités. Citons-en trois.
D’abord, malgré un scénario sans surprise, on se réjouit que, par petites touches, l’auteur ose de belles trouvailles poétiques (relation onirique grand-mère de Jérémy / mère de Mindy) ou sache résister à la tentation du happy end – laissant entendre, du coup, sans doute malgré lui, que protéger les jeunes migrants n’est pas une mission policière si indigne que cela puisque, si les nazis de 2018 avaient menotté Mindy, elle ne serait pas devenue prostipute. Ensuite, on apprécie le travail de ces dix comédiens, œuvrant  de conserve avec un évident souci de troupe (passages en duo bien réglés) bien que certains jouent plusieurs rôles. (Pour ceux qui ont déjà lu l’astérisque ci-dessous, ce point positif, je l’avais noté avant que l’on m’expliquât que c’est ce que je devais dire. Donc j’ai presque un doute sur sa pertinence, mais bref.) Enfin, on applaudit les bonnes idées de mise en scène (co-signée par [censuré*] et [censuré*]), associées aux lumières pertinentes de [censuré]. Parmi ces bonnes idées de mise en scène, évoquons le tuilage entre séquences qui s’enchaînent, la diffraction sporadique des actions dans plusieurs coins du plateau, et la réutilisation de mêmes éléments de décor pour des finalités différentes.

L’acteur qu’on n’a pas le droit de savoir qui c’est mais qu’il assure sa mère. Photo : Bertrand Ferrier.

La conclusion : en dépit des critiques mentionnées, aller voir Exil, exil peut faire pétiller de petites bulles de satisfaction. Quant à moi, j’en ai repéré de trois types. Un, la satisfaction de découvrir une pièce engagée et engagée dans un combat qui, formulé ainsi, ne saurait être le mien. Ça pétille car nous passons tant de temps à nous conforter dans de petits cercles de même-pensants qu’il est parfois sain de se confronter à des options, artistiques mais pas que, fort divergentes. Deux, le plaisir d’aller au théâtre pour applaudir de jeunes comédiens et techniciens, en dépit de la fatigue du jour… et de la chaleur du lieu (un conseil : venez nus !). Trois, la rencontre, par-delà les réserves exprimées, de jolies trouvailles de mise en scène et de belles personnalités d’acteur. Si la curiosité vous titille, dernière représentation de la série ce dimanche 20 mai.
Rens. ici.


* À la base, j’avais mis le nom des comédiens après avoir comparé leurs photos Google et la liste des artistes. Travail fastidieux mais, par respect pour les artisss, je pensais que, en tant qu’invité, c’était mérité. Hélas, un doute me taraudait, rien que ça, sur le nom de l’acteur principal et peut-être meilleur. L’un des metteurs en scène, à qui je demandais éclairage, a refusé de répondre à ma simple requête et m’a ordonné de parler d’une œuvre collective ou de louer seulement l’actrice qui jouait Mindy, dont il me précisa le pseudonyme. Comme, d’une part, j’aime pas qu’on me dise ce que je dois écrire, même quand on est un grand ami et la puissance invitante, et comme, d’autre part, je comprends pas pourquoi cette rétention d’infos (les metteurs en scène, le mec des lumières, le scénographe et le « concepteur sonore » ont droit à une mention spécifique sur l’affiche), je ne note personne. Ben je tiens à mes invitations, moi. (Ha-ha.)