Etsuko Hirose, « Schéhérazade » (Danacord) – 3/3
Habile est le couplage inventé par Etsuko Hirose pour compléter sa transcription de Schéhérazade. Elle a opté pour la suite de ballet Mille et une nuits, l’opus 37 de Sergueï Bortkiewicz, laquelle se décapsule avec « Le calife Haroun-al-Rachid », un allegro vivace en Mi bémol et à trois temps. La pianiste en rend d’emblée l’énergie pétillante diffusée notamment par
- les arpèges-tremplins,
- les appogiatures-catapultes,
- la bascule des rythme pointés,
- l’ajout du triolet au ternaire de la mesure,
- la variation des touchers entre staccati et tenues…
Le passage mineur, plus calme, frisote avec des harmonies arabisantes et s’intéresse aux registres graves, avant que le retour du majeur initial ne conclue efficacement le mouvement sur une dernière pirouette. L’« histoire du pauvre pêcheur » persiste, allegretto, en 3/4 mais en mi mineur, cette fois. Là encore, le rythme est au cœur du projet comme en témoignent, par exemple,
- l’ostinato des quintes graves,
- les contretemps et
- l’hésitation entre arabesques par trois doubles croches en triolet ou par groupe de quatre triples croches.
Les variations de registres esquissent une narration faisant écho au titre.
- Les mutations d’intensité,
- les itérations entêtantes,
- l’agogique exigée par le compositeur (« animando » versus « a tempo »),
- les différences de couleurs faisant scintiller le motif obsédant (« espressivo », « con passione »)
telles que les articule l’interprète contribuent à l’intérêt de l’écoute, par-delà la dimension programmatique annoncée par le nom du mouvement.
La « danse des jeunes filles » prolonge le plaisir du ternaire, mais en 9/8 cette fois, soit trois fois trois croches par mesure. La jolie ambiguïté tonale, entre Ré et Sol7M, qui induit la tentation du si mineur, donne une agréable pointe acidulée au goût sucré de cette aquarelle. Etsuko Hirose excelle à rendre
- le swing du balancement,
- le mélange entre langueur tranquille (renforcée par une juste pédalisation) et sereine ritournelle, ainsi que
- cette exquise fatalité du jeu enfantin s’épuisant de lui-même jusqu’à mourir sur un triple piano, majeur mais grave.
La « danse orientale » en fa dièse mineur oscille entre 9/8 et 12/8, ce que préfigurait discrètement la fin du mouvement précédent. L’interprète paraît explorer l’étrange légèreté qui peut sourdre des petits marteaux qu’elle actionne.
- Le tempo enlevé qu’elle choisit (prompt sans être précipité),
- l’art du staccato que requièrent les notes répétées,
- les légères respirations qui font battre la musique par-delà les notes
charment l’oreille dans un premier temps, et, dans un second, renforcent habilement le contraste avec la partie centrale qui tourne autour de deux axes : un sol mineur avec sa septième majeure, et un Mi pourvu du même fa # (rappelant la tonalité principale) en guise de neuvième majeure. Cette savante intranquillité, rythmée par le tambourin, se résout dans l’attendue reprise de la première partie où la vivacité digitale reprend ses droits.
« Le château enchanté », un agitato toujours ternaire, tente d’émerger d’octaves graves énoncées en doubles croches et irrégulièrement suspendues. En évitant toute nuance extrême, y compris quand les fortissimi s’imposent, Estuko Hirose distille
- un suspense plus intérieur,
- une inquiétude plus sourde, et
- un récit plus mystérieux dont le compositeur prend judicieusement le soin de ne pas dénouer le fil.
Après un mouvement en mi mineur, « Zobeïde », toujours en 3/4, poursuit en Mi majeur. Andante élégant, la partition commence avec un prélude « pianissimo quasi violino ».
- Arabesques,
- trilles et
- septolets de doubles croches
dessinent avec grâce comme une quête d’inspiration débouchant sur un croisement séduisant entre une habanera et une barcarolle.
- Trouvailles modulantes,
- fluidité du rythme
- (grupetti de doubles ou triples croches,
- changement de mesure,
- contretemps permis par le croisement des mains quand la main droite vient poser une basse sur le deuxième temps) et
- construction du son
- (tremblements,
- trilles,
- octaves renforçant sporadiquement la mélodie)
sont ici présentées avec un soin précieux. Une cadence marquée « quasi arpa » aboutit à un finale où tintement suraigu et arpèges font excellent ménage.
La « danse triste », en ré mineur et à trois temps, claudique volontiers en se laissant tenter par des mesures à deux temps. Grave, dans les hauteurs comme dans l’énoncé, le mouvement tente de s’enflammer autour d’intervalles arabisants, mais c’est surtout la mélancolie qui sourd
- des litanies chromatiques,
- des résonances pédalisées et
- d’un finale comme aspiré par les abysses du clavier.
La « danse des trois sœurs », en sol mineur et (tiens donc) à trois temps,
- sautille à dextre comme à senestre,
- s’amuse d’enchaînements harmoniques attendus, et
- se trouble parfois avec
- une mesure à quatre temps,
- des quintolets de doubles, ainsi que
- des silences et des modifications de tempo préparant la fin de la fête.
Sous les doigts d’Etsuko Hirose, tout paraît
- simple,
- évident et
- profond,
en particulier ce mélange de joie staccato et d’ombre portée par le mode mineur.
La « bacchanale », un vivo en Ré et en 9/8, se pare çà et là de mesures à six temps et frise parfois l’évocation d’un ragtime (si, si). Il joue sur l’itération
- des accords,
- des reprises,
- de la mélodie
jusqu’à s’auto-exaspérer et briser là. L’interprète parvient à en rendre l’indispensable lourdeur en la métissant d’une musicalité souriante, et hop.
Pour finir ce conte, tadaaaam, « le méchant sorcier sort de la bouteille ». L’allegro binaire qui raconte cet exploit fâcheux (sauf pour le méchant sorcier, ça va de soi) propose
- un prélude malicieusement tendu,
- des traits hypnotisants façon harpe et
- une dramatisation que traduisent
- nuances fluctuantes,
- accords menaçants, et
- descentes vers le gouffre des notes les plus graves.
Etsuko Hirose en rend avec maestria la puissance narrative quasi cinématographique, concluant ainsi un disque
- maîtrisé,
- original et
- réussi.