Etsuko Hirose, « Schéhérazade » (Danacord) – 1/3

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Première de couverture

 

Que nul ne soupire en apercevant la première de couverture terriblement kitschissime, même si le résultat fait saigner des orbites. Et encore ! L’image que nous avons reproduite, proposée par RDM sur une page où il se peut acheter le disque, ne rend pas compte du rendu réel, violet et non bleu (c’est peut-être pire : voir les vidéos infra…), mais donne une idée des dégâts… Cette première, d’un mauvais goût, disons, rocambolesque, ne rend nullement raison

  • du talent de l’interprète,
  • de l’originalité de la musicienne et
  • de l’ambition euphorisante de l’artiste

dont témoigne Etsuko Hirose dans ce disque qui fait suite à son récital Moszkowski chez le même label – un album que, grâce à notre science musicologique, nous avions sans pitié taxé de « super » (plus de détails ici). Comme je détiens moi-même le record de la première de couverture la plus moche pour un roman, le ratage graphique de ce disque m’inspire plus de compassion que de hauts-le-cœur ! Et puis, ce qui compte, ça reste la musique, en l’espèce : Schéhérazade, la « suite symphonique » en quatre mouvements de Nikolaï Rimsky-Korsakov.
Le programme de l’œuvre s’appuie sur un éloge du teasing et fait du conte un substitut de la virginité puisque, après avoir défloré ses épouses, le sultan les tuait au matin suivant, ce qui a poussé Schéhérazade à lui raconter une histoire sans fin : l’infini gagne toujours contre l’éphémère, comme le rappelle la mort en se moquant de la vie. La version Hirose, captée et produite par Bertrand Cazé sur un Bechstein D préparé par Philippe Destouesse, est ici présentée dans un « arrangement », non une transcription, de l’interprète. On suppose que c’est par modestie en général et par déférence envers le compositeur en particulier que la musicienne a choisi spécialement ce vocable.

 

 

Le premier mouvement, « la mer et le bateau de Sindbad », s’avance, savante, avec

  • la solennité,
  • la gravité et
  • la retenue

que le prélude largo puis lento exige. L’allegro non troppo passe au ternaire et au majeur, avec un chromatisme profond dont Richard Wagner se souviendra. Etsuko Hirose

  • cisèle ses trilles,
  • affine ses nuances et
  • ne lésine pas sur une pédalisation qui laisse imaginer l’orchestre derrière la réduction mono-instrumentale.

Son investissement de la partition, multipliant les intentions sans surcharger le rendu, lui permet de donner du souffle à cet incipit en créant des couleurs pour habiller de nombreuses façons le swing obstiné de la main gauche – en témoigne la modulation en Ut, dont l’aspect « tranquillo » puis « dolce » saisit.

  • La caractérisation des registres,
  • l’étalonnage des différentes voix,
  • les astuces de transcription (ainsi de l’octaviation de la clarinette pour répondre au violon solo) et
  • la polymorphie du toucher (çà doux, là tonique, ailleurs mélangeant les façons)

précipitent l’auditeur dans une histoire modulante qu’il peinerait à couper avant le finale. Si la prise de son privilégie la netteté à l’onirisme, pour un résultat moins poétique que précis (oui, je sais, ça dit deux fois la même chose mais, sur le moment, je trouvais ce chiasme indispensable à la compréhension de mon propos, c’est pourquoi je ne l’ai pas détruit), l’interprète, elle, sait « mettre le ton » dans sa narration. On est emporté sur son vaisseau par le sac et le ressac de la mer où elle conduit notre barque, mer qui s’anime grâce, notamment,

  • aux fluctuations d’intensité brusques ou progressives,
  • au plaisir du brio et à la gourmandise de la suspension,
  • au respect du texte et à l’inventivité de l’arrangement visant à davantage d’efficience diégétique.

 

 

Le deuxième mouvement, « l’histoire du prince Kalendar », en si mineur, s’ouvre sur un prélude binaire et lento reprenant le motif principal avant de céder la place à l’andantino ternaire où le chant doit être doux et expressif, et l’esprit « capricieux », proche de la liberté d’un récitatif. Le nouveau thème apparaît au médium sur une pédale grave qui pose un vrai problème au piano solo, la longueur de la tenue entraînant sa disparition prématurée, d’autant que la pédale de sustain, qui permet de prolonger les sons, ne peut être laissée tout le temps où l’accord est censé résonner, car elle noierait le thème dans un gloubiboulga peu rimski-korsakovien. Etsuko Hirose travaille donc les atouts pianistiques offerts par

  • les appogiatures bondissantes,
  • la nette différenciation des attaques,
  • la densité des arpèges et
  • la souplesse des foucades rythmiques plus simples à coordonner sur un clavier qu’entre des dizaines d’intervenants.

Le tempo più mosso permet

  • d’écouter bondir les staccati,
  • de se goberger des différents registres, et
  • de se réjouir des soubresauts de tempo et de caractère.

L’allegro molto et son mystère liminaire sont rendus avec l’inquiétante assurance qui sied.

  • Trompettes et trombones se défient sous les doigts de l’interprète ;
  • l’octaviation singularise l’entrée des bois qui précipite l’arrivée du moderato assai suspensif ;
  • la virtuosité digitale éclate au retour des mouvements à la fois vifs et rythmiques.

La pianiste déploie

  • un sens remarquable de la narration,
  • une excellence notable dans l’art de la mutation,
  • un goût affirmé pour la dimension orchestrale du piano

    • (ensembles,
    • polyphonie,
    • dialogues), et
  • une poésie crépitante que déplient
    • nuances,
    • pédalisation et
    • caméléonisation, et hop, d’un piano qui, malgré la sonorité pas toujours magnifique de l’instrument, saisit l’auditeur et lui échappe encore et encore.

Le diable de clavier ne cesse de changer de forme et de caractéristiques à chaque nouveau segment d’une partition qui, habilement, développe peu ses thèmes, préférant

  • les varier,
  • les confronter,
  • les déformer, voire
  • les concaténer.

Cela profite à un arrangement décidément astucieux

  • (choix de hauteurs,
  • notes répétées plutôt que bariolage à l’octave déjà très utilisé,
  • petite pirouette finale, etc.).

De quoi avoir hâte que, une prochaine nuit ou une prochaine notule, Schéhérazade nous donne de boire une autre chère rasade de ce vin capiteux !

 

À suivre…


Pour acheter le disque, c’est par exemple ici.
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Pour voir l’artiste jouer Schéhérazade (et pas que) à Paris, c’est le 25 janvier 2025 à l’Espace Bernanos (réservations ici).