Etsuko Hirose – Le grand entretien – 4/4
S’entretenir avec un artiste permet d’esquisser des bribes
- de son passé,
- de son présent et
- de son avenir.
Dans ce dernier volet de notre interview, Etsuko Hirose aborde avec sa franchise coutumière
- ses envies de répertoire (et de respiration !),
- les contours de ses préférences d’interprète,
- son rapport aux – apparemment – dispensables réseaux sociaux, et
- les quelques pointillés qui, ce 20 mars 2025, préfiguraient déjà son emploi du temps dans les mois à venir… voire plus.
De quoi clore notre échange sur des notes
- de fraîcheur,
- de rires et, ô surprise !
- de musique.
4.
L’invention de l’avenir
Etsuko Hirose, nous avons survolé le répertoire que vous jouez. Je voudrais que nous concluions cet entretien en évoquant
- ce que vous ne jouez pas,
- à quoi vous ne jouez pas (ça, c’est pour créer un peu de suspense, mais ne vous inquiétez pas, tout sera plus clair dans quelques instants), et
- ce que vous jouerez.
Si vous le voulez bien, parlons d’abord de
- ce que vous n’avez pas encore joué mais que vous préparez,
- ce que vous aimeriez envisager de jouer à long terme, et de
- ce que vous n’avez pas encore joué mais que vous ne jouerez parce que ce n’est pas du tout dans vos plans…
Pour mes disques futurs, je n’ai pas encore décidé. En 2024, j’ai publié deux disques : Schéhérazade, d’une part, chez Danacord, et les quintettes avec piano de Georges Catoire et Béla Bartók chez Continuo, d’autre part. C’était beaucoup, et j’ai ressenti le besoin de faire une petite pause.
J’imagine que la baisse des ventes du disque (sauf vinyle, paraît-il…) réduit aussi la liberté des interprètes classiques et leurs opportunités d’entrer en studio…
Il est exact que les disques se vendent moins mais, dans l’idéal, ce peut être aussi l’occasion de resserrer la production sur les projets de qualité.
« Je n’ai pas compris la logique de Xenakis »
Le streaming permet-il de compenser – au moins en partie – l’atterrissage du marché physique ?
Je vous trouve optimiste ! Moi, je ne sais pas si le marché a déjà atterri ou s’il va continuer de s’enfoncer, mais les retombées du streaming que je constate sont quasi négligeables.
Dans ce contexte, quelles seraient vos envies studio ?
Je réfléchis encore. J’ai plusieurs idées. Comme j’ai enregistré des compositeurs peu connus ou, mettons, moins connus que les poids lourds du système (on a parlé de Catoire et de Vladigerov, par exemple), je reçois beaucoup de suggestions voire de propositions, mais je ne peux pas toutes les accepter !
Quels sont les compositeurs dont vous savez d’ores et déjà que jamais vous ne les enregistrerez ?
Hum, pour en citer un, je me vois mal jouer Bach, que j’adore pourtant écouter…
… et dont vous avez joué une transcription par Busoni dans votre premier disque.
Oui, mais Busoni l’a vraiment écrite pour piano. Bach n’a jamais écrit pour le piano proprement dit. Cela n’empêche pas certains pianistes de le jouer très bien. Cependant, comme interprète, ce n’est pas une expérience qui me tente à titre personnel. Rentrer dans des débats avec les puristes sur l’usage de la pédale, la reconstruction du son, la place de l’agogique dans une musique si rigoureuse, choisir parmi les si multiples options qui s’offrent à l’interprète contemporain, non, je ne me sens pas d’y aller.
La musique contemporaine a-t-elle une chance de vous tenter ?
Haha, non, pas du tout !
Bon, ç’a le mérite d’être clair.
Certains compositeurs d’aujourd’hui écrivent des œuvres très jolies ; mais on a l’impression que, dès que c’est joli, c’est reçu comme démodé, passéiste ou rétrograde.
Il vous reste Xenakis et Boulez…
Malheureusement, ce n’est pas mon truc. J’ai essayé pendant quinze jours de monter deux pages de Xenakis. Je n’en ai pas du tout compris la logique. Ça ne marchait pas.
« Je préfère explorer des répertoires qu’être sur les réseaux sociaux »
Je voulais risquer une question qui, à notre ère ultrasensible, peut sembler raciste – je la tente quand même. Vous connaissez le tropisme nationaliste qui frappe les musiciens classiques, notamment les pianistes : il n’y a pas de meilleur interprète qu’un Russe pour Glinka, qu’un Espagnol pour Albéniz, qu’un Français pour Debussy, etc. Vous a-t-on déjà demandé de jouer du répertoire japonais, dont on peut dire qu’il n’est pas méconnu à l’étranger puisque, le plus souvent, il est carrément inconnu ?
Oui, hélas, on m’a déjà demandé !
Hélas ?
Ce n’est pas ma tasse de thé. Je peux l’avouer aujourd’hui, j’ai toujours réussi à m’en sortir en trichant, par exemple en jouant une petite chanson !
Il existe des œuvres intéressantes…
Oui, il y a des œuvres et des compositeurs intéressants. Souvent, d’ailleurs, ils sont venus étudier en France ou s’en sont fortement inspirés, comme Akira Miyoshi ou Tōru Takemitsu. Par certains aspects, leur travail ressemble beaucoup à celui d’Henri Dutilleux ou d’Olivier Messiaen. Or, Dutilleux et Messiaen, il m’arrive de les jouer mais ce n’est pas la musique qui me passionne le plus ; donc, à moins d’un contrat mirifique, il y a peu de chance que je joue leurs clones !
Alors, à présent que vous nous avons évoqué ce que vous ne jouez pas, nous pouvons aborder la question qui fâche : ce à quoi vous ne jouez pas. En 2025, même si c’est beaucoup, la doxa affirme que jouer du piano ne suffit pas pour être pianiste professionnel. Comment vous saisissez-vous des enjeux
- de communication,
- d’autopromotion,
- d’image digitale et
- de réseaux sociaux,
vous dont le site officiel – au moment où nous échangeons – n’est plus à jour depuis le 19 décembre 2016 et la sortie des Transcriptions de ballets russes pour deux pianos avec et sur le label de Cyprien Katsaris, Piano 21 ?
Hahaha ! Je sais pas faire ! Une fois, j’ai essayé, ça n’a pas marché et ça m’a confirmé que ce n’était pas pour moi. Je sais que les jeunes musiciens profitent énormément des réseaux sociaux, par exemple pour faire venir du monde aux concerts. J’ai conscience que je devrais m’y mettre, mais ça demande tant de travail que les bras m’en tombent… Je passe beaucoup de temps à maintenir mon niveau pianistique et à explorer de nouveaux répertoires, donc je laisse tomber.
« Le monde change, et je suis restée la même »
Votre site…
Mon site est à l’abandon, c’est vrai. Parfois, quand je peux, je vais sur Facebook ou Instagram, pas plus car, un, ça ne m’intéresse pas, deux, je n’aime pas cette activité et, trois, elle est trop chronophage, surtout quand on est nulle comme je le suis !
Subissez-vous des pressions amicales des organisateurs ou de votre agent pour que vous vous en occupiez ou que vous sous-traitiez cette activité ?
Plus maintenant.
Parce qu’avant…
À une époque, oui, j’étais incitée à être active. Puis ils ont compris que je n’étais pas douée – mais vraiment pas douée – pour ça, , et ils ont laissé tomber ! Il arrive que mon agent s’occupe sporadiquement de mon fil X. Et je sais, oui, que certains collègues ont délégué ce travail à des entreprises qui se sont montées pour ça. Néanmoins, d’après ceux avec qui j’en ai discuté, les retombées concrètes semblent très faibles alors que ce n’est pas donné ! L’inverse existe aussi : j’ai entendu parler d’une pianiste inconnue du milieu classique mais très suivie sur les réseaux sociaux. Apparemment, elle a réussi à remplir une grande salle grâce à ses… comment on dit ?
Followers ?
Voilà.
Cette tendance peut aussi être un danger, non ?
Pourquoi ?
Dans l’édition, certains auteurs sont publiés non parce que leur livre est intéressant mais parce que leurs abonnés sont si nombreux qu’il paraît évident qu’un pourcentage suffisant d’entre eux achètera le produit dérivé.
Bon, non, je ne sais pas si c’est un danger, mais je constate que le monde change et que, malheureusement ou heureusement, je suis restée la même. Bien maniés, les outils digitaux peuvent à l’évidence aider les artistes qui se prêtent au jeu. Je vais essayer de continuer sans ces systèmes que je ne maîtrise pas !
« Transmettre fait partie de la mission du musicien »
Puisque votre but n’est pas de devenir Etsuko 2.0, celle qui nous montre la photo de son café du matin près de la partition qu’elle va travailler juste après ou celle qui se lance seule dans des campagnes de crowdfunding pour financer un projet peu lucratif donc nécessitant des fonds perdus, quels sont vos projets bien réels, eux ? La discographie, ça mûrit ; mais quid des concerts ?
Je continue ma tournée Schéhérazade. Je vais donner aussi des concerts de musique de chambre avec Pierre Lenert, avec qui j’ai publié un disque en 2022 chez Continuo, ainsi qu’avec le quatuor Psophos. Dans les semaines qui viennent, je vais aller au Japon et en Allemagne, notamment à Berlin. Je continue à explorer le répertoire peu connu et que je tiens à remettre en avant. Il existe une quantité folle de compositeurs et d’œuvres magnifiques qu’il est tellement dommage d’abandonner sur les rayonnages jusqu’à ce que la poussière de l’oubli les engloutisse ! Lutter contre cet effacement est l’un des grands combats de ma vie. Je ne m’arrêterai jamais de le mener. Et puis, je mûris des projets discographiques, même si rien n’est signé.
Par exemple ?
J’aimerais enregistrer un disque Chopin ou Brahms. Je sais qu’il y a des centaines de références, mais j’aimerais laisser quelque chose qui témoigne de ma personnalité, de la façon dont j’ai compris et joué ces œuvres. Je crois que mon public n’attend pas de moi que des œuvres inattendues, inconnues, exhumées. Il espère aussi que je leur joue à ma manière des pièces qu’il est déjà habitué à écouter. Donc j’aimerais faire ça, pour lui et pour moi.
Et l’enseignement en masterclass ?
En masterclass, oui. J’aime ça. J’aime aider les jeunes. J’ai moi-même beaucoup appris par ce biais, de sorte qu’il est normal que j’essaye, à mon tour, de guider des talents en formation. Transmettre fait partie de la mission du musicien. En conservatoire, ce serait impossible… actuellement, du moins. Ce n’est pas une position de principe, c’est un constat pragmatique. Entre les concerts, je préfère garder du temps pour travailler et explorer le répertoire. Mais donner des masterclasses, j’adooore ça !
Je crois que l’appel est lancé. Merci, Etsuko !
Retrouvez gracieusement quelques-uns des disques d’Etsuko Hirose en cliquant ici.