Etsuko Hirose – Le grand entretien – 3/4
La principale différence entre un musicien amateur et un musicien professionnel n’est peut-être ni la dimension lucrative ni même la maîtrise d’un instrument mais le fait que le professionnel joue pour des auditeurs et non pour son seul plaisir. Dans la troisième partie de notre entretien, Etsuko Hirose nous explique comment, au fil de ses tournées internationales, elle prend en compte le public dans la construction de ses programmes et parfois jusque dans les détails de son interprétation. Elle nous invite aussi dans les mystères de l’enregistrement (ou du non-enregistrement) d’un disque. Plongée dans les coulisses d’un art qui sait aussi se mâtiner de pragmatisme pour mieux se déployer…
3.
Face au public
Etsuko Hirose, à ce stade de notre échange, nous avons évoqué votre formation et votre professionnalisation. Sans doute est-il opportun d’évoquer maintenant votre expérience d’artiste internationale. Il est souvent seriné que la musique est un langage universel – moi, je n’y crois pas du tout, mais ce n’est pas la question. Enfin, pas tout à fait… Pourriez-vous nous raconter les différences de sensibilité que vous constatez selon les régions du monde où vous êtes invitée à jouer, d’une part dans les demandes des organisateurs, d’autre part dans les réactions du public, qui doivent être très différentes dans les pays arabes, au Japon, en Europe de l’Est et en France, par exemple…
C’est vrai que, dans le public, les différences sont très importantes. Au Japon, les spectateurs sont extrêmement polis et respectueux. Vous n’entendez pas un bruit, et vous pouvez ressentir le calme dans la salle.
Ça doit être formidable, pour une musicienne !
Bien sûr… mais, parfois, on pourrait croire qu’on les a perdus, qu’ils s’ennuient ou qu’ils se sont endormis ! À l’opposé, en France ou dans les pays latins, en Italie ou en Espagne, les réactions ne manquent pas, et ça fait vraiment plaisir.
« Il faut s’adapter »
Les artistes classiques évoquent peu le rôle du public dans le concert.
Pourtant, un concert n’est jamais à sens unique. C’est un moment que l’on partage. Un beau concert se crée mutuellement. En direct, des réactions peuvent m’inspirer, me motiver et influer, dans une certaine mesure, sur mon interprétation d’un soir.
Qu’en est-il des pays slaves ?
En Pologne et en Russie, je suis touchée par la sensibilité des spectateurs. Je ne devrais pas le dire, mais, pour moi, le public slave est vraiment le meilleur public. Attention, chaque salle a son atmosphère, chaque soir est particulier, et il faut se méfier des généralités. Néanmoins, j’avoue me sentir bien quand les spectateurs sont particulièrement réceptifs. Dans les pays slaves, quand vous jouez quelque chose d’un peu déprimant, de sombre ou de profond (une œuvre de Chostakovitch, par exemple), à la sortie, vous n’avez pas – comme ce peut être le cas ailleurs, sans que ce soit systématique, heureusement ! – de spectateurs qui viennent vous dire : « C’était bien, mais trop long, trop triste, trop difficile. » Là-bas, ils vivent intensément les émotions de la partition. Ils n’ont pas peur de suivre le compositeur dans ses tourments. Les notes ont l’air de leur parler plus et mieux que ne le feraient des mots.
Dans d’autres pays, j’imagine que les signes extérieurs de brio vous vaut davantage d’admiration.
Oui, dans certains endroits, si on joue fort, les gens applaudissent fort, c’est humain. Cependant, je n’aime pas dire que, pour un musicien, il y a des pays plus faciles que d’autres. Déjà parce que jouer fort beaucoup de notes n’est pas si facile ! Et, de surcroît, un interprète n’est pas là pour ennuyer les spectateurs. Faire plaisir est aussi une de nos missions.
Du côté des producteurs et des organisateurs, retrouvez-vous cette géographie de la musique, ou constatez-vous surtout l’universalité, pour le coup, des règles souvent en vigueur :
- pas d’œuvres trop longues,
- pas d’œuvres trop dark,
- pas d’œuvres trop dissonantes,
- pas de compositeurs que personne ne connaît donc n’a envie de venir écouter, etc. ?
De ce côté-là, les paramètres sont moins géographiques que circonstanciels. Ça dépend beaucoup du type de public visé.
Certes, j’imagine que, quand vous donnez un récital sur le Ponant, vous ne jouez pas le même répertoire que dans un auditorium huppé en Allemagne…
En effet, il faut s’adapter. On ne joue pas le même concert pour des enfants, des connaisseurs ou le « grand public » !
« Pour bien jouer une œuvre, mieux vaut être à l’aise avec le compositeur »
Que jouez-vous pour les connaisseurs ? Le grand public, j’ai une petite idée, mais les connaisseurs…
En théorie, ces auditeurs ont moins peur des œuvres longues, peu connues et sombres. Vous pouvez leur jouer une sonate de Schubert, par exemple, ou des pièces dont vous savez qu’elles ne retiendraient pas l’attention d’autres types de spectateurs.
En écho à cette diversité de publics, vous avez construit un large répertoire. Toutefois, les œuvres que vous avez gravées sont surtout concentrées sur le dix-neuvième siècle. Dans vos derniers disques Denon, Fantaisies et Le Vent, enregistrés en 2006 et 2007, vous gravez notamment Schumann, Liszt, Chopin… Est-ce
- par inclination personnelle (cette musique vous touche singulièrement),
- par fatalité (vous avez commencé par enregistrer ce vaste répertoire, donc vous êtes identifiée comme interprète dix-neuvièmiste),
- par curiosité (il y a de quoi jouer, dans ce siècle !) ou
- par stratégie (pendant ce temps, peut-être préparez-vous un prochain disque Mozart ou Messiaen) ?
Je joue les compositeurs romantiques parce que j’ai une grande affinité avec eux, qu’ils soient très connus ou un peu moins, comme Charles-Valentin Alkan ; et j’ai une grande affinité avec eux parce que je suis quelqu’un de très émotif. Grâce à leurs œuvres, j’adooore essayer d’exprimer l’inexprimable. J’ajouterais – même si, évidemment, chacun est particulier – qu’en tant que femme, je pense avoir peut-être plus de sensibilité que n’en aurait un homme.
Même si les compositeurs romantiques que vous jouez étaient des hommes, pour la plupart…
Vous avez raison, le cœur de la question n’est pas une affaire de personne mais d’émotion, de réceptivité à l’émotion, de sensibilité à l’émotion, aussi. Les émotions m’intéressent. Elles peuvent être grandioses ou minuscules, tranchées ou complexes, pleines de joie ou gorgées d’une détresse ineffable. Les œuvres romantiques traduisent cette richesse en explorant toutes les facettes de l’âme humaine. Elles me permettent d’aller très loin dans ce chemin car je suis en connexion avec le compositeur. Je me sens très proche de lui. Je n’ai pas besoin d’effectuer de longues recherches pour comprendre ou, souvent, éprouver ce qu’il voulait exprimer. Bien sûr, j’ai beaucoup lu les biographies de ceux que je joue, mais je crois que, quand vous êtes plongé dans ce répertoire, vous devinez des choses, vous avez des intuitions. Ce n’est plus uniquement une question de savoir.
Cette connaissance intime vous aide-t-elle à vous adapter aux pianos que vous devez jouer ? On oublie souvent que, contrairement aux violonistes, par exemple, le pianiste concertiste ne se déplace à peu près jamais avec son instrument personnel !
En effet, jouer du piano impose de s’adapter à un nouvel instrument chaque soir, mais pas qu’à un instrument : à un public, on en a parlé, et à une acoustique, aussi. Dans ces circonstances, connaître ce que l’on va jouer non plus seulement sur le bout des doigts mais sur le bout du cœur peut vous être très utile. Vous savez, pour être convaincant et emporter un auditoire, il ne suffit pas de savoir jouer une pièce, il faut aussi être à l’aise avec le compositeur que vous interprétez ; et, moi, je suis très à l’aise avec les compositeurs romantiques !
« Chopin attire toujours de nombreux fidèles »
En somme, mais peut-être est-ce une impression, quand on regarde de près votre discographie, on peut avoir l’impression que vous avez toujours joué avec ces deux tendances : concertation et dilatation du répertoire. Bien sûr, quand vous enregistrez la redoutable transcription de la Neuvième symphonie de Beethoven par Friedrich Kalkbrenner pour Mirare, on sait ce qu’il y a dans le disque ! Mais les choses sont parfois plus nuancées. Votre Schéhérazade est monothématique tout en glissant après votre transcription de Rimsky-Korsakov une suite d’un compositeur pas si fréquent sur les platines, Sergueï Bortkiewicz. Et si vos quatre disques Denon ont tous un titre, celui-ci est plus ou moins en rapport avec le contenu (celui qui s’appelle Le Vent inclut certes « Le vent » d’Alkan mais aussi, entre autres la Deuxième sonate et les douze études de Chopin opus 25, par exemple). Tout se passe comme si vous assumiez les exigences marketing pour mieux vous en échapper, transformant ainsi la contrainte en art…
C’est vrai que certains labels préfèrent qu’un récital ait un titre. C’était le cas chez Denon. D’autres aiment quand les disques tournent autour d’un seul compositeur : chez Mirare, j’ai enregistré Vladigerov, Lyapunov, Balakirev, Chopin… Derrière, il y a l’idée que la cohérence guide l’auditeur, l’aide à s’orienter dans la musique. L’effet sur l’auditeur peut donc être plutôt réussi.
Auriez-vous la tentation d’enregistrer un récital qui irait dans des directions plus variées ?
Non, si c’est ça que vous voulez entendre, venez m’écouter en concert ! Au disque, il paraît que, si vous glissez plus de deux compositeurs, ça ne se vend pas.
L’avez-vous vérifié dans vos ventes ?
C’est sûr que quand vous enregistrez une œuvre aussi aimée au Japon que la Neuvième de Beethoven, vous vendez beaucoup de disques, mais c’est une œuvre très spéciale. Il y a aussi des compositeurs très spéciaux. Chopin, par exemple, attire toujours de nombreux fidèles. Et, après, en dehors de la thématique, du compositeur et de la notoriété, il ne faut pas oublier la pochette.
Oui, Anne Sylvestre chantait : « On dit d’un disque qu’on achète / qu’on aime la pochette, / que ça ne gâche rien… »
Le résultat est que, dans un succès ou un échec commercial, il est souvent difficile de déterminer la part liée à la musique et celle qui est due à la photo ! Cela ne simplifie pas le travail et nous rappelle à l’humilité : certains paramètres échappent à l’interprète comme au label…
Retrouvez gracieusement quelques-uns des disques d’Etsuko Hirose en cliquant ici.
Quatrième épisode à suivre !