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Etsuko Hirose au Jardin de Rome (Paris 8), le 20 mars 2025. Photo : Bertrand Ferrier.

 

Elle a l’élégance des artistes qui n’ont pas besoin de jouer

  • les engagées-du-bon-côté-du-manche,
  • les saugrenues évaporées ou
  • les olé-olé toujours à court de textile

pour que leur talent saute aux oreilles. Etsuko Hirose n’en est pas moins auréolée

  • de plusieurs prix dans ces Jeux olympiques de la musique classique que sont les grands concours internationaux (sans défilé de transgenres pour lancer la compétition, c’est l’avantage),
  • d’une bonne vingtaine de disques et
  • de plusieurs centaines de concerts dans le monde entier,
    • en solo,
    • en formation de chambre ou
    • avec orchestre,sous la baguette de pointures comme Charles Dutoit ou Augustin Dumay.

Le 20 mars 2025, entre une tournée au Japon et un récital à Berlin, elle nous a accordé un entretien sans

  • faux-semblant,
  • punchline préfabriquée ou
  • élément de langage usé jusqu’à la corde que l’on ne peut écouter en entier – son effet soporifique est immédiat.

 

 

Au programme :

  • sa formation,
  • son travail,
  • son répertoire,
  • ses projets et
  • sa vision de l’évolution du métier.

Voici des mots

  • toujours sincères,
  • tour à tour percutants et délicats,
  • jamais dénués de l’humour discret qui enveloppe souvent les vrais modestes,

posés par une artiste qui a su effectuer la bascule de son statut de très jeune prodige à celui de grande musicienne internationale.


1.
Les années japonaises

 

Fréquemment, les CV d’artistes sont téléologiques. Il semble que, dès leur naissance, peu ou prou, ils étaient destinés à devenir des bêtes de scène dans le monde entier. Au moment d’aborder les années de formation d’Etsuko Hirose, j’ai eu envie de gratter un peu ce vernis convenu pour vérifier s’il ne cacherait pas quelque chose. Et ça a donné ce qui suit…

 

Etsuko, je voudrais commencer notre entretien en vous interrogeant sur votre formation pianistique et sur l’émergence de votre désir artistique. Pas seulement pour commencer par le début, aussi parce que, quand on lit les « biographies » d’artistes internationaux, quelque chose me fascine et me laisse sur ma faim. Leur parcours est présenté comme quelque chose de lisse et de facile. Vous ne faites pas exception à la règle.
Ah bon ?

Oh, oui ! Laissez-moi vous raconter votre vie comme dans un programme de concert… Vous avez commencé à jouer du piano à trois ans.
C’est vrai.

Vous avez joué en public votre premier concerto avec orchestre à six ans, le vingt-sixième de Mozart.
Je confirme.

Alors que vous êtes une toute jeune adolescente japonaise, vous gagnez un énorme concours pour jeunes pianistes à Moscou avant de poursuivre et même de rattraper vos études à Paris, d’abord à l’École normale de musique (ENM) puis au conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris (CNSMDP). Vous y obtenez votre Premier prix. Parallèlement, vous gagnez de nombreux concours internationaux et pas des moindres.
Oui.

Donc on aurait pu arrêter l’entretien ici, puisque tout est si simple. Sauf que la simplicité de ce récit me conduit, au contraire, à vous poser une première question : est-ce que votre expérience réelle d’apprentie pianiste virtuose a été aussi lisse qu’il y paraît, ou est-ce que…
Mais pas du tout, pas du tout, pas du tout, oh la la ! Enfin, il faut distinguer deux choses : quand j’étais enfant et après. Quand j’étais enfant, c’était hyperfacile. Pas de stress, pas de trac, pas de pression. Je me contentais de faire ce que l’on me disait de faire.

À très haute dose, toutefois, surtout pour une enfant, non ?
Oui, c’est ça. Mais ce n’était pas un problème, pour moi. Je ne connaissais pas vraiment d’autre vie. J’imaginais que tout le monde vivait comme ça. Il m’a fallu du temps pour comprendre que ce n’était pas le cas.

 

 

« Je voyais le piano comme un jeu »

 

Dès que vous avez trois ans, votre vie tourne autour du piano. Néanmoins, même avant votre naissance, vous étiez en contact permanent avec la musique…
Peu avant ma naissance, ma mère avait lu un article sur la méthode Suzuki. Le principe de cette méthode est que l’on apprend la musique comme on apprend à parler. Or, on apprend à parler en écoutant parler les autres. Dans ce sens, si on met la musique du matin au soir, on apprend la musique. Ma mère était tellement convaincue de ça qu’elle a voulu essayer avec moi.

Vous êtes devenue son cobaye !
Oui et non : ce qu’elle faisait pour moi, elle le faisait pour mon bien. Je ne suis pas sûre que ce que l’on fasse aux cobayes, ce soit toujours pour leur bien…

Pour votre bien, donc, vous étiez entourée de musique sans discontinuer.
Oui, et pas seulement depuis mon plus jeune âge, avant aussi ! Quand j’étais dans son ventre, du matin au soir, ma mère mettait des vinyles classiques. Des symphonies, du violon, des voix, du piano… Quand je suis née et que j’étais tout bébé, ça n’a pas changé : j’étais plongée dans la musique classique du matin au soir. C’est devenu mon milieu naturel, comme l’oxygène.

Dans cette immersion, le piano est arrivé très tôt.
Ma mère jouait du piano en amatrice. Dans la maison, il y avait un piano droit sur lequel elle donnait des cours aux enfants du coin si bien que le piano était quelque chose qui faisait partie de ma vie.

Vous n’avez pas tardé à grimper vous-même sur la banquette à hauteur modulable…
En effet, quand j’ai eu trois ans, ma mère m’a mise au piano. Ce n’était pas un traumatisme, c’était une fierté ! Pour moi, le piano, l’instrument, le son était quelque chose de familier, mieux : de naturel. J’étais très contente !

Et, là, vous avez commencé la fameuse méthode Suzuki. Qu’a-t-elle de particulier ?
Il y a sept cahiers, de difficulté progressive. Sa singularité est de se concentrer exclusivement sur la musique. Il n’y a ni gamme, ni arpège. Dès ses premiers cours, l’élève joue Mozart, Schumann, des œuvres au début très simples puis des œuvres plus compliquées. Une sonate de Mozart apparaît ; un menuet de Paderewski suite ; un cahier propose le concerto italien puis la première partita de Bach ; et ainsi de suite jusqu’à la sonate Appassionnata… du moins à mon époque !

Et quand jouez-vous l’Appassionata ?
J’arrive à l’Appassionata à huit ans.

À huit ans ?
Pour moi, c’était normal. J’écoutais ces musiques depuis toujours, de sorte que j’avais envie de les jouer le plus tôt possible. Ça me motivait pour travailler. Je voyais ce projet presque comme un jeu.

 

 

« J’adore les défis »

 

Un jeu, pour un petit Français, c’est une manette et un écran, pas ses mains sur un piano… Vous jouiez du piano, mais vous travailliez surtout votre instrument !
C’est vrai que, à l’époque, pour une enfant, je travaillais beaucoup.

Concrètement ?
Quand j’avais cinq ans, j’étais au piano trois heures par jour.

C’est énorme, non ?
Bon, je n’ai pas vraiment eu d’enfance, si c’est ce que vous sous-entendez. Cela dit, cela ne me dérangeait pas parce que je ne savais pas que ça existait. Ce que vivaient les autres m’était étranger ; et ce contexte un peu particulier m’a permis de jouer l’Appassionata à huit ans.

Est-ce que, pour vous, cette performance était normale, ou est-ce que vous aviez conscience d’être hors normes ?
Un peu des deux, j’imagine, grâce aux masterclasses qui rythment la progression dans la méthode. À l’une de ces masterclasses, j’ai rencontré Pascal Devoyon, dont la femme était alors une violoniste japonaise qui enseignait la méthode Suzuki – je suppose que c’est pourquoi il était invité au Japon. À huit ans, devant lui, j’ai joué « La Campanella » de Franz Liszt.

Avec vos mains d’enfant ?
C’était le hic. J’avais des mains un peu petites, et je ne pouvais pas vraiment jouer les octaves.

Autant dire que vous jouiez une transcription…
En quelque sorte. Et Pascal Devoyon était en colère. Il m’a félicitée, mais il était en colère. Il demandait : « Pourquoi faire jouer ce genre d’œuvre à une enfant en enlevant autant de notes ? » Ça m’a aidé à comprendre qu’il était vain de jouer ce genre de répertoire en l’adaptant… même si j’adooorais ce genre de pièces et de défis !

Sauf que vous avez huit ans et, clairement, même si vous savez jouer Liszt, vous ne pouvez pas le jouer.
Non.

 

 

« J’aspirais à copier les grands pianistes »

 

Alors peut-être arrive-t-on à un premier point de bascule, dans votre vie… Au début de cet entretien, vous nous avez dit que votre parcours n’avait pas toujours été a bed of roses. Quand comprenez-vous que l’aventure musicale risque de se compliquer ?
Il est certain que ma rencontre avec Pascal Devoyon marque un tournant. Elle a contribué à me faire prendre conscience que la méthode que je suivais n’était pas parfaite. Si je m’en tenais à elle, je n’accèderais pas à une expérience musicale pleine et entière.

Vous touchiez aux limites de la méthode Suzuki…
La méthode Suzuki est formidable parce qu’elle fait aimer la musique. L’élève joue toujours quelque chose de beau. Il n’a pas le temps de s’ennuyer. Cependant, il lui manque la rigueur, la technique, la précision qui, seules, permettent de se perfectionner en profondeur.

Vous avez huit ans et, déjà, vous sentez qu’il y a un fossé entre être une très bonne pianiste et devenir une pianiste professionnelle.
Voilà. Jusqu’à cinq ans, j’apprenais d’oreille, à force d’écouter. Le solfège m’a aussi aidée à comprendre qu’il y avait un problème. Je savais très bien lire la musique. Alors, j’ai appris à comprendre les partitions.

Le fait d’apprendre par cœur ou d’oreille participait aussi d’une pédagogie de l’imitation.
Oui. Inconsciemment, j’aspirais à copier les autres. En réalité, je n’aspirais pas : je copiais. Quand j’écoute les cassettes enregistrées à l’époque quand je jouais, c’est bluffant de constater que je copiais-collais. Vraiment. Je n’avais pas de personnalité. Rien.

Quand avez-vous eu le déclic que vous aviez le droit d’être Etsuko Hirose ?
Beaucoup, beaucoup plus tard ! Au CNSM, en fait. Quand j’ai travaillé avec Bruno Rigutto. En m’écoutant, il m’a expliqué que, sans m’en rendre compte, j’imitais des interprétations de Maurizio Pollini ou d’Arthur Rubinstein.

 

 

« Je ne voulais qu’une chose : jouer du piano »

 

Alors que vous ne cessez de bûcher votre instrument, un nouveau point de bascule survient. Vous avez treize ans et vous allez à Moscou.
C’est exact, je suis allée à Moscou afin de participer à un grand concours pour jeunes pianistes.

Comme tout est simple, vous obtenez le premier prix, et pas que parce que votre professeur est dans le jury. La petite Etsuko vit-elle cela comme une victoire éclatante ou comme un événement normal ?
Oh, j’avais conscience de ce que j’avais accompli, croyez-moi ! J’étais trrrès fière pour au moins deux raisons. D’une part, j’adooorais les pianistes russes comme Sviatoslav Richter ou Vladimir Horowitz. D’autre part, je savais que, dans ce grand pays, l’éducation musicale était exceptionnelle. Mes concurrents étaient comme moi : ils passaient leurs journées entières devant leur piano ! Les autres pianistes qui passaient l’épreuve jouaient donc très bien. Alors, oui, être lauréate d’un tel concours, ça m’a donné beaucoup de confiance et ça m’a même laissé croire que, peut-être, un jour, je serai pianiste.

Cette idée était une nouveauté, pour vous ?
Pas en tant que telle, car j’y pensais. En revanche, j’ignorais si je serais capable de vivre avec, de et pour la musique.

À cette époque, quelles images aviez-vous de la vie de pianiste ?
Difficile à dire. C’était moins un statut qu’un défi. Le concours m’a vraiment décidée de tenter ma chance à un moment où j’hésitais car, parallèlement à la musique, j’étais une bonne élève, au collège. J’aurais pu poursuivre des études autres que pianistiques. Quand il m’a fallu choisir, j’ai opté pour la musique.

Quel a été l’élément déclencheur ?
Je me suis aperçue que la musique était ma passion. Je n’aurais pas pu m’en passer. Pas su non plus. C’était ma vie. Toute ma vie. Depuis que j’avais trois ans, je n’avais fait que ça : du piano, et je voulais continuer à ne faire que ça : du piano.


À suivre !