Ester Pineda joue Chopin et Granados (VDE-Gallo)

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Voici, a priori, un disque intéressant à triple titre. D’abord, il est vieux – si, dix ans, dans cette industrie, c’est super vieux ; et c’est joyeux que des attachés de presse croient assez fort à une artiste pour nous partager aussi la profondeur de son répertoire, au-delà de la nouveauté du moment. Ensuite, il permet d’approfondir notre connaissance du travail d’Ester Pineda, saluée tantôt ici pour son disque Mompou & Bonet. Enfin, en dépit des promesses entrevues dans la précédente recension pinedienne, il paraît ressortir de la caricature pour deux raisons :

  • même après quatre disques, un pianiste n’est-il pas obligé d’enregistrer Chopin, compositeur bankable et recherché des programmateurs ? et
  • une Espagnole n’est-elle pas obligée d’enregistrer de la musique espagnole ?

Si tel était le cas, Ester Pineda cocherait les bonnes cases ; mais, dans le livret, elle préfère cocher les bonnes causes, en plaidant la continuité de Chopin à Granados, par l’influence du prédécesseur sur « un de ses héritiers » avec lequel il partage « lyrisme envoûtant, inspiration, sens de l’improvisation, rubato… ». Écoutons voir si la musique confirme ce postulat !

 

 

Les deux nocturnes op. 32 ouvrent le bal, avec le bruit de live (0’01) qui laisse imaginer le choix de privilégier la meilleure prise plutôt que la plus léchée. Le nocturne en Si est pris avec un soin particulier apporté à la respiration du discours

  • (élargissement de la phrase,
  • points d’orgue silencieux,
  • rubato).

Les contrastes de nuances et la souplesse du tempo apportent clarté et musicalité au propos sensible sans s’encombrer de mièvrerie, étrange coda comprise. Le nocturne en La bémol s’élance sur les triolets de la main gauche en guise de moteur pour la mélodie de la main droite.Dans la partie centrale,

  • l’allant,
  • la légèreté et
  • la sérénité de l’interprétation

laissent place

  • à une tentative de contenir l’inquiétude exprimée par la généralisation des triolets,
  • à l’utilisation d’accords répétées et
  • à l’instabilité harmonique marquée par la superbe mutation de La bémol à La.

L’interprète oppose à l’extravagance de certains de ses confrères la juste concentration du propos, qui est le contraire de l’indifférence ou de la routine. Sur des pages aussi rabâchées, la performance n’est pas mince !
Elle se poursuit avec les deux nocturnes op. 48. Le premier, en ut mineur, est un tube du compositeur. Le lento liminaire est joué avec la solennité exigée par une main gauche sinon lugubre, du moins très stricte. La variété de toucher permet à la main droite d’habiter pleinement les traits de doubles croches en différenciant les notes. Au cœur de la partition, un passage « Poco più lento » en Do installe une atmosphère de recueillement que bousculent des triolets d’octaves en doubles croches. Le thème A réapparaît, doté d’un accompagnement en triolets que la musicienne parvient à faire gronder sans confondre

  • tension,
  • profusion des notes et
  • bruit.

Le second nocturne en fa dièse mineur, le plus long de la sélection, fait contraster le rythme binaire de la main droite avec les triolets de la main gauche. Ça oscille, ça médite, ça se garnit d’octaves cristallins, et ça finit par basculer en Ré bémol, « Più lento » et à trois temps. À l’évidence, quelque chose perturbe le rêveur. Ester Pineda rend joliment l’ambivalence du passage central, entre désir de songe et secousses de réalité. Le retour du thème premier est l’occasion d’apprécier la technique de la pédale de résonance, à la fois halo et prolongation de la note mais jamais brouillard ou confusion.

 

 

Petit changement d’ambiance avec les deux nocturnes op. 55. Le premier, en fa mineur, d’une apparente simplicité (et vice et versa) articule une mélodie à la main droite et une pompe à la main gauche, que la pianiste sait rendre

  • légère,
  • souple et
  • solide à la fois.

Un passage « più mosso » tente de s’emporter à coups de triolet ; mais ce froncement de sourcils disparaît dans un trait descendant de doubles croches. Le retour du thème fusionne avec le penchant pour les triolets, offrant un petit bout de chant libre à la main gauche tandis que babillent les triolets habiles de la main droite.
Écrit en 12/8, le second nocturne, en Mi bémol, confie le thème à la main droite sur des triolets de grande amplitude attribués à la main gauche. Ester Pineda respecte l’esprit de ce « Lento sostenuto » en adoptant un tempo retenu mais prompt à s’enflammer quelques mesures, façon diastole-systole.

  • Les rythmes chopiniens (7 ou 10 notes pour 6, ou 5 pour trois),
  • la différenciation des trois voix souvent à l’œuvre, et
  • l’utilisation fine du rubato

contribuent à rendre cette interprétation posée fort délectable.

 

 

La musicienne choisit d’ouvrir la partie Enrique Granados de son récital avec les huit Valses poétiques (on évoquait tantôt la version de ces miniatures par Myriam Barbaux-Cohen, qui a aussi gravé, comme Ester Pineda, l’Allegro de concert). Après que l’on aura regretté que les valses ne soient point détaillées, ni sur le livret ni sur la quatrième (on n’a rien dit pour la faute de frappe autour des années de vie d’Enrique Granados), l’on se plongera dans un prélude binaire en La affiché « Vivace molto » quoique pris ici sans hâte, comme si l’artiste voulait privilégier la musique à l’effet wow. La valse « melodioso », en La aussi (et la mineur pour la seconde partie), jouit d’une interprétation paisible, jouant à plein de l’ad libitum mentionné sur la partition et proposant des choix originaux (comme celui de faire sonner le la plutôt que le do dièse lors de la première reprise, à 1’13).
Un « Tempo de valse noble » en Fa surgit alors. La pianiste y crée le rythme grâce à son art du détaché et à la souplesse de son tempo. Logique : la partition n’exige-t-elle pas de l’interprète « molta fantasia » ? Un « Tempo de valse lente » en ré mineur puis en Ré semble si ensuqué de nostalgie qu’il refuse de valser avant de se prendre au jeu… jusqu’à ce que la tristesse le saisisse de nouveau, permettant à Ester Pineda de proposer des variations de climats intéressantes, voire même d’ajouter un ré grave en fin de bal, ce que toutes les éditions de l’œuvre ne mentionnent pas ! L’« Allegro umoristico » marqué « ritmico » en Si bémol (partie centrale en si bémol mineur) nous remet d’aplomb avec ses airs de bourrée qui contrastent avec la deuxième partie plus dentellière. L’interprète enchaîne avec l’Allegretto en Si bémol qui hésite joliment entre balancement et suspension ; la science du ritendo pertinent ici déployée, cela s’appelle le swing – et Ester Pineda l’a.
Un mouvement « Quasi ad libitum » en Fa dièse mineur revient à plus d’introspection sans abandonner le vertige fragile de la suspension, au point que certains passages marqués noire-noire deviennent noire pointée-croche. La seconde partie assume son intertexte chopinien (et son fa grave ajoutée par la porte-parole d’Enrique Granados). La septième valse, « Vivo », la plus brève, est prise avec l’énergie nécessaire pour la faire groover. En moins de cinquante secondes, on apprécie les accents, les rebonds ainsi que le contraste entre première et deuxième parties. Un « Presto » un peu Vivace aussi en La ferme le ban. Ester Pineda en rend les sautes d’humeur (entre 6/8 et 3/4) tout en gardant le fil de cette folle farandole… et en choisissant de personnaliser la fin de la première reprise. En effet, l’artiste préfère inclure l’Andante avant de repartir, comme pour donner plus d’élan à la course qu’elle poursuit. Ce n’est pas la seule modification que semble avoir apportée l’interprète : elle pimpe le dernier temps avant le « Tempo de valse », c’est-à-dire la reprise de la première valse en s’offrant un arpège généreux et bienvenu à la fois pas dans toutes les éditions de la partition… et tout à fait bienvenu ; et elle renonce à jouer la seconde partie de la première valse, estimant peut-être que l’effet est plus percutant si l’on ne tombe pas dans la redite intégrale. Ressort de cette interprétation d’un recueil charmant l’impression d’une vraie personnalité, attentive certes au texte mais surtout (ou donc surtout ?) à l’esprit des partitions.

 

 

La pièce suivante, El pelele, existe en version opératique puisque Granados l’a remixé en ouverture d’opéra. Les doigts agiles de la musicienne semblent fredonner une mélodie populaire pétillante dans un arrangement brillant dont elle s’attache, en Si bémol comme en Mi bémol, à rendre les sautes d’humeur par-delà la virtuosité exigée : son sens du rythme, du détaché, des nuances frappe tout autant que l’agilité remarquable de ses doigts.

 

 

Extraites des Goyescas, les Quejas o « La maja y el ruiseñor » (Plaintes, ou la jeune fille et le rossignol) sont un Andante melancólico en fa dièse mineur et, brièvement, Fa dièse, d’une grande richesse harmonique où un dialogue s’engage entre fille et rossignol. En partie écrit sur trois portées, l’œuvre déploie tous les moyens du piano au service d’une émotion visiblement trop grande pour celle qui l’éprouve. Ester Pineda y témoigne d’une aisance saisissante car quasi invisible et toujours dissimulée derrière une sensibilité comme pénétrée par la pièce qu’elle joue. Laisser évidente la ligne directrice tout en ciselant chaque détail choisi est au moins aussi spectaculaire que de laisser ses petites saucisses exécuter les quadruples axels requis.
Pourtant, des quadruples axels, il va en falloir pour mener à bien l’Allegro de concierto et ses sept dièses (une altération de plus que les six bémols de la toccata d’Aram Khatchaturian, victoire !). Après une double longue ondulation, dont l’interprète rend la fluidité en l’animant avec vigueur et esprit, une modulation en sol dièse mineur esquisse un thème presque lisztien richement accompagné – avec son petit bruit vivant (1’10) qui confirme que c’est bien un humain qui joue ! La reprise de la première séquence, en Sol, laisse battre plus fort les torrents impétueux de la fièvre pianistique. Une brève accalmie et une mutation en Do reprend les mêmes éléments de langage que bouscule une nouvelle incartade brillante, où le rubato permet à cette musique de concours fort bien écrite et tout aussi agréable à ouïr de n’être pas qu’un exercice de virtuosité. L’ensemble du clavier est sollicité pour préparer le retour au motif liminaire dans sa tonalité élémentaire ; puis un dérivé du deuxième thème apparaît en do dièse mineur. Une modulation en Do du motif premier précède des séries d’arpèges brisés, porte d’entrée vers une nouvelle mutation en Do dièse majeur servant de coda. C’est toujours très clair, au tempo vif qui sied, mais avec cette retenue et ce souffle qui rend ces 9’ poétiques et faisant, comme on disait jadis, « une vive impression ».

 

 

En conclusion, le disque répond à la question que nous posions au début : loin de s’en tenir à un exercice convenu associant un compositeur grand public et un compositeur en rapport avec la nationalité de l’interprète, il propose un programme à l’image de l’artiste – maîtrisant les codes et conventions académiques, mais les subvertissant grâce à une sensibilité musicale extraordinaire non pas en plus de la technique mais intégrée à la technique elle-même. Comme on dit parfois en sport : bien joué !


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