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Estelle Revaz au Wepler (Paris 18), le 10 décembre 2022. Photo : Bertrand Ferrier.

 

Depuis qu’elle a été élue au Conseil national suisse sur la liste du Parti socialiste, Estelle Revaz n’est plus seulement violoncelliste, à supposer qu’elle ait jamais été réductible à cette profession. Si, dans le cadre d’une discussion, d’un entretien télévisuel ou de son autobiographie, elle aborde volontiers des sujets chers à son cœur tels que

  • le statut des acteurs culturels et leur place dans la cité,
  • la spécificité de la posture féminine dans la musique savante,
  • l’importance et le danger de s’engager

c’est cependant de musique que l’artiste-qui-défend-les-artistes nous entretenait, le 10 décembre 2022, au café Wepler (Paris 18), pendant la finale de la Coupe du monde de football. De musique, donc de vie, donc de stress, de cœur qui bat et d’espoir qui s’entête. Bienvenue aux curieux pour le dernier épisode de cette saga en six épisodes !


La set-list
1. Être violoncelliste
2. Accueillir le public
3. Construire un programme

4. Varier  les plaisirs

5. Être bien accompagnée

6.
Devenir soi


6.
Devenir soi

 

Le premier épisode de notre entretien s’ouvrait sur une révélation : vous êtes violoncelliste. Ouvrons le sixième sur une révélation : vous êtes Suisse et Autrichienne. Bien que vous soyez Helvète, vous êtes résolument Européenne puisque, à titre d’exemple, vous avez « fait » le CNSM de Paris et parfait vos études en Allemagne. De plus, vous avez une curiosité pour le monde – ainsi, vous avez raconté l’influence à long terme de votre expérience en Amérique latine. Pourtant, en bonne musicienne suisse, vous réussissez à tenir les deux bouts, id sunt la dimension localiste (il semble exister une vraie curiosité pour les compositeurs suisses, célèbres ou non) et la conviction qu’il faut s’ouvrir sur le reste du monde. Êtes-vous Suisse bien que vous soyez Européenne ou Européenne parce que vous êtes Suisse ?
Hum, partons de la réalité culturelle. Notre confédération marche très bien, mais c’est un miracle. Il faut quand même garder en tête qu’une partie parle allemand, une autre français, une autre italien, une autre romanche, et que nous devons toujours nous mettre d’accord alors que chaque région linguistique est plutôt raccrochée au pays qui parle sa langue : la Romandie est plus proche de la France, la Suisse allemande penche vers l’Allemagne, les italianophones sont connectés avec l’Italie…

 

 

Et les Romanches ?
Ils essayent de survivre, et c’est hypercool qu’ils survivent encore ! Cela montre la richesse d’un pays d’arriver à maintenir une minorité linguistique et une culture si particulière. Ne la laissons pas disparaître, ce serait une perte immense ! On vit ainsi : depuis que l’on est petit, on nous a appris que chacun doit s’exprimer dans sa langue et d’être capable de comprendre l’autre. Donc, moi, théoriquement, par exemple, si je croise un Suisse allemand, il doit me parler dans son allemand et je dois le comprendre. Et ça, ça change en profondeur notre rapport au monde.

 

« Il n’y a pas une issue, mais plusieurs issues de secours »

 

Il est vrai que, même si les choses évoluent lentement, pour un Français, il est normal que « les autres » parlent français, ce qui le dispense, lui, de parler et de comprendre d’autres langues et d’autres cultures…
Moi, j’ai longtemps étudié à Paris. Je suis arrivée quand j’avais dix ans. J’y ai suivi le cursus très français, passant par le CRR puis par le CNSM. Après, je suis partie étudier en Allemagne, et j’y ai trouvé un rapport au monde complètement différent.

Sous-entendez-vous avec diplomatie que les Allemands ne se sentent pas autosuffisants, alors que les Français sont suffisants ?
Plutôt que les Français se sentent autosuffisants. Les musiciens qui font l’intégralité de leur cursus en France en portent trace. Il y a un système très solide et assez exclusif. Il y a une confiance dans le fait de détenir la vérité. Quand je suis sortie du CNSM, j’avais clairement en tête les critères qui caractérisent une bonne ou une mauvaise interprétation.

Quels sont-ils, ces critères ?
Ils sont simples : si on t’a dit que c’était bien, c’est bien ; si on t’a dit que c’est pas comme ça que ça se joue, c’est pas comme ça que ça se joue. Autant vous dire que j’ai vécu un choc en arrivant en Allemagne, dans la classe de Maria Kriegel ! Elle s’est mise à m’expliquer Schumann et Brahms d’un point de vue allemand. J’étais sidérée de découvrir qu’il y avait plusieurs vérités, et je ne savais plus comment me dépatouiller !

 

 

Quelle issue de secours avez-vous inventé ?
J’ai compris qu’il n’y avait pas une issue de secours, mais plusieurs issues. Peut-être que Maria Kriegel était plus proche de la vérité concernant Brahms et Schumann, notamment en termes de pâte sonore, mais, probablement, à Paris, on était plus proche de la vérité concernant Poulenc, Fauré et Debussy.

 

« Un musicien n’a pas besoin du CNSM pour s’épanouir »

 

Ce que vous dites laisse résonner ce qui, de nos jours, paraît parfois être une croyance : seul un Espagnol pourrait jouer Albeniz, et nul n’interprèterait mieux Chopin qu’un Polonais…
Ça dépend si vous avez consenti l’effort nécessaire pour comprendre les musiques que vous jouez. Pour moi, par exemple, c’était clair que, après Paris, je devais aller étudier ailleurs. Je suis même partie en cours de route parce que je n’y trouvais pas mon compte. Je me sentais plus libre que mes collègues français qui se sentaient obligés de passer par telle ou telle case, tel ou tel échelon, parce que « c’est comme ça que ça se fait ».

Vous êtes quand même entrée au CNSM.
Et alors ? Selon moi, j’étais libre, voilà l’essentiel. Je suis entrée du premier coup. Tous ceux qui ont passé ce concours savent que c’est une sacrée épreuve. J’étais jeune et j’en garde un souvenir horrible ! Mais j’ai été choisie, je ne peux pas me plaindre.

N’empêche, même si vous avez fugué, vous vous êtes sentie obligée d’entrer dans ce Graal français. Ce n’est certes pas infamant mais, pour une violoncelliste libre, ça se pose là !
Je suis entrée parce que la réputation du conservatoire était excellente. Pour autant, je n’avais pas le poids d’une famille musicienne derrière moi et de cette conviction que, si tu veux être musicien et que tu n’entres pas au CNSM de Paris, ta vie est foutue. Même si tu entres au CNSM de Lyon, tout le monde rira de toi sous cape.

Vous parlez d’expérience.
Bien sûr ! J’étais en horaires aménagés, et j’avais plein de collègues pour qui la pression était épouvantable. Or, certains ne sont pas entrés au CNSM mais sont entrés dans d’autres conservatoires où ils se sont beaucoup plus épanouis et où ils ont trouvé quelque chose qui, ils s’en sont rendu compte avec le recul, correspondaient mieux à leur personnalité.

 

 

Est-ce le miracle de la résilience ou de l’adaptabilité de l’homme ?
Mais même si c’est le cas, le résultat est là : ils ne sont pas entrés au CNSM de Paris, et ça ne les a pas empêchés de devenir de trrrès bons musiciens…

… alors que vous, vous  êtes entrée dans le saint du saint, et vous êtes cependant devenue une trrrès bonne musicienne !
J’y suis entrée libre, grâce à mes origines, et j’en suis repartie parce que j’étais libre, convaincue qu’il n’y a pas que ça dans le monde.

 

« J’ai été élevée dans une famille d’hurluberlus »

 

En somme, sans essentialiser votre exemple, dans un monde où l’on prétend souvent qu’il n’y a plus d’identité nationale, vous paraissez incarner une forme de particularité suisse.
Du moins le fait d’être Suisse m’a-t-il aidé à me construire à travers mes études en me confirmant l’importance d’être ouverte aux différentes cultures. Ça ne me posait aucun problème de débarquer à Cologne en master où, au bout de deux ans, je devais écrire un mémoire d’une centaine de pages en allemand ; et, à l’époque, il n’y avait pas les traducteurs online, je devais vraiment m’y coller ! Quand j’y pense, ça peut paraître ou fou, ou logique… Je suis née dans un p’tit village de neuf cents âmes ; à part ma mère qui avait commencé une carrière de cantatrice, j’étais la seule à faire de la musique ; on était les exotiques du village, les gens super bizarres… Mon père avait fait des études de littérature classique. Il est parti à Paris pour faire une Habilitation à Diriger des Recherches sur les tragédies raciniennes à la Sorbonne. Oui, nous étions des hurluberlus ! Mais ça ne nous a pas empêchés de quitter notre petit village en juin, de nous retrouver dans le cinquième arrondissement de Paris, en plein Quartier latin.

Comment vos études se sont-elles organisées après ce déménagement ?
J’ai fini au CNED ; et je crois que mes origines m’ont préparé à une certaine flexibilité. Je n’avais pas de problème à l’école, donc pas de raison d’en avoir davantage à distance. Quand mes parents rentrent en Suisse, ils m’ont dit : « Tu veux rester à Paris toute seule ? » J’ai dit oui, et je me suis retrouvée dans une chambre de bonne.

Est-ce une impression, ou votre récit guilleret cacherait-il pas des épisodes moins pétillants que ceux qui constituent votre pimpante biographie officielle ?
C’est vrai que, aujourd’hui, je décris ça avec détachement mais, sur le moment, franchement, une fois de plus, c’était pas simple. J’ai vécu plein d’épreuves. Pour autant, dans ces moments difficiles, mes origines culturelles et celles de mes parents nous donnaient une ouverture d’esprit nous poussant à croire que, OK, tout n’est pas toujours évident, mais tout est possible. Cette foi, en quelque sorte, m’a permis de tenter des choses qui étaient un p’tit peu en dehors des sentiers battus. Et ça continue !


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