Estelle Revaz, le grand entretien – 5/6
Depuis qu’elle a été élue au Conseil national suisse sur la liste du Parti socialiste, Estelle Revaz n’est plus seulement violoncelliste, à supposer qu’elle ait jamais été réductible à cette profession. Si, dans le cadre d’une discussion, d’un entretien télévisuel ou de son autobiographie, elle aborde volontiers des sujets chers à son cœur tels que
- le statut des acteurs culturels et leur place dans la cité,
- la spécificité de la posture féminine dans la musique savante,
- l’importance et le danger de s’engager
c’est cependant de musique que l’artiste-qui-défend-les-artistes nous entretenait, le 10 décembre 2022, au café Wepler (Paris 18), pendant la finale de la Coupe du monde de football. De musique, donc de vie, donc de stress, de cœur qui bat et d’espoir qui s’entête. Bienvenue aux curieux pour cette saga en six épisodes !
La set-list
1. Être violoncelliste
2. Accueillir le public
3. Construire un programme
4. Varier les plaisirs
5. Être bien accompagnée
6. Devenir soi
5.
Être bien accompagnée
Dans le quatrième épisode de notre entretien, vous exposiez quelques-unes des difficultés (et des délices) de votre vie d’instrumentiste ultra sollicitée. Pour mener ce combat, vous avez un complice : votre violoncelle. La veille de notre entretien, il s’est déroulé un drame entre vous puisque vous lui avez arraché un bout de peau. Comment va « Louis XIV l’Italien », d’abord, pour nous rassurer ; puis comment avez-vous construit votre relation avec l’âme que vous tenez toujours dans vos bras ?
En effet, j’ai eu un petit problème lors de la balance à Radio France. Je jouais la sonate de Ginastera avec un peu d’énergie. Mon archet a pris un mauvais angle, et j’ai arraché un coin du violoncelle. Ce n’est pas que ma faute, attention : je viens d’apprendre avec soulagement que ce coin avait déjà été arraché par la propriétaire précédente. Donc peut-être que, avec le froid ambiant, la colle n’a pas tenu car l’archet n’a pas une raye, ce qui indique que le choc n’était pas d’une force tellurique. L’avantage, c’est que la fracture est nette et que j’ai retrouvé l’éclat. Par conséquent, le luthier pourra le recoller incessamment. Ainsi, je pourrai oublier cet accident. Mais, sur le moment, j’étais trop choquée ! Pendant tout le concert, j’ai dû fermer les yeux parce que je ne voyais que le trou. C’était horrible !
« On ne peut pas lutter avec Gautier Capuçon si on n’a pas les mêmes armes que lui »
Même si, aujourd’hui, cela prête à sourire, votre désarroi de la veille est significatif de la relation particulière que vous avez nouée avec votre instrument.
Oh, oui, notre relation est particulière ! Je passe beaucoup, beaucoup d’heures avec lui. Il est de toutes mes aventures. Il me connaît quand je suis la plus vulnérable, id est avant de monter sur scène. Il a connu mes états de grâce et mes états d’âme. J’ai pleuré sur lui. Il y a de petites traces de larmes dans sa peau que nous sommes seuls à connaître, lui et moi.
Lors du premier épisode de notre entretien, vous souligniez que violoncellistes et pianistes sont très différents. Ce rapport à l’instrument, avec quelques exceptions de stars, l’illustre aussi, car un claviériste classique change en général d’instrument à chaque prestation. Les organistes en éprouvent même un fieffé plaisir… Pour les violoncellistes, la chose est différente, on le comprend. Toutefois, est-ce vous, Estelle Revaz, qui avez cette relation furieusement charnelle avec votre instrument, ou cette fusion intimissime entre artiste et instrument est-elle commune à vos pairs cordistes ?
Mes collègues et moi sommes tous attachés à nos instruments, forcément, mais je préfère parler de mon expérience en repensant aux violoncelles entiers que j’ai eus. Mes parents m’en ont offert un premier. Rapidement, il n’a plus suffi. Le Fonds instrumental français m’a prêté un Georges Mougenot. Problème : la propriétaire qui leur avait confié a voulu le récupérer pour le vendre. J’avais un contrat de cinq ans, mais un astérisque prévoyait le cas d’une mise en vente, et j’ai dû rendre « mon » violoncelle. Il paraît que ça ne s’était jamais produit.
Aviez-vous eu le temps de l’apprivoiser ?
C’est pire que ça ! En six, sept mois, j’étais tombée complètement amoureuse ! Hélas, je n’ai pas trouvé les fonds pour l’acheter. Je me suis donc retrouvée sans instrument. En catastrophe, j’ai déniché un luthier romain qui m’a prêté un violoncelle. Puis la personne qui m’avait recommandée à lui est décédée. Or, j’ai appris que ce commerçant me prêtait mon instrument par intérêt, en espérant récupérer un autre instrument que cette dame avait chez elle. Trois heures après avoir appris son décès, j’ai reçu un recommandé m’intimant de rendre mon violoncelle dans les deux jours. In extremis, après un stress fou, j’ai trouvé une solution pour le financer. Deux sœurs ont convenu de l’acheter et de me le prêter sur dix ans. Sauf que, à nouveau, cet instrument a révélé ses limites. À ce stade de ma carrière, je jouais sur les mêmes scènes que les vedettes comme Gautier Capuçon, des gens qui jouent des instruments à plusieurs millions.
« J’ai senti que le coup de foudre était proche »
Pour donner un ordre de grandeur, le prix d’un Mougenot contient cinq chiffres, pas sept.
On ne peut pas arriver sur les grandes scènes avec juste un bon violoncelle. Il faut un violoncelle exceptionnel. Sinon, on n’a pas à sa disposition les mêmes armes musicales que ses collègues. Avec un instrument simplement « bon », vient un moment où, dans la palette sonore, surtout quand on doit produire beaucoup de son pour jouer devant un orchestre, on est amené à jouer avec les muscles. Et les muscles, c’est utile mais ça amoindrit de façon assez drastique le spectre de couleurs dont on dispose. Boxer sur le même ring mais pas dans la même catégorie ? En théorie, l’exercice peut être intéressant un court instant ; en pratique, il devient vite très frustrant. De ces déconvenues est née une conviction : il me fallait trouver un instrument qui me permette de développer mon jeu. Le problème est que ce genre d’instruments est impayable…
… sauf pour quelques ultravedettes comme Renaud Capuçon, qui le revendiquait tantôt dans Diapason…
Je n’étais pas, alors – et je ne suis pas encore – une ultravedette ! Ces œuvres rares que sont les instruments d’exception sont entrées dans le domaine de la spéculation. Aujourd’hui, la réalité c’est que, à quelques rarissimes exceptions près, un artiste ne peut plus se payer son instrument. Or, tant qu’on n’a pas trouvé un instrument disponible, impossible de dénicher un financeur ; et tant qu’on n’a pas de financeur, impossible d’obtenir un prêt car les propriétaires savent qu’on n’aura pas les moyens de l’acheter.
Pourquoi ne vous êtes-vous pas suicidée ?
Sans doute que ce n’est pas dans mon tempérament ! Et, surtout parce que, après des mois de vaines, recherches, j’ai appris par hasard que Susan Rybicki-Varga, fille de Tibor et violoncelliste, vendait son Giovanni Grancino…
Pour donner un ordre de grandeur, le prix d’un Grancino contient six chiffres, avec des sommes généralement estimées autour de 300 à 500 k€.
Pour commencer, petit souci : on était une vingtaine à vouloir l’essayer. Mon tour arrive en plein été. C’est une tuile.
« Mes mécènes sont vraiment choux »
Pourquoi ?
Tous les potentiels sponsors, mécènes, financeurs sont en vacances. Hors de question de les déranger dans leur villégiature estivale. J’ai donné un concert avec ce violoncelle, et je sentais que le coup de foudre approchait. Ne voulant pas souffrir, je l’ai rangé dans sa boîte et je l’ai mis au pied de mon lit. Là, je l’ai regardé sans le jouer, et j’ai dû le rendre deux heures avant un récital. Heureusement que je ne m’étais pas trop attachée !
Pas « trop », mais beaucoup quand même…
Il faut croire car j’ai persévéré pendant que d’autres l’essayaient, cherchant une solution pour le financer. J’ai fini par trouver quelqu’un. Quand je l’ai annoncé à la vendeuse, elle m’a répondu que, trop tard, j’ai été devancée. Sauf que je savais par qui j’avais été devancée. Or, cette fille était dans la même situation que moi : elle cherchait un financement, et elle n’avait pas la totalité de la somme. Ça m’a un peu énervée, mais une promesse de vente est une promesse de vente, donc je comprenais la position de la vendeuse. Mon soutien s’est retiré puisque le violoncelle n’était plus disponible. Ça n’a pas suffi à me dégoûter. J’étais convaincue que la vente en cours ne se ferait pas. Donc je suis retournée à la quête aux mécènes. J’ai trouvé cinq financeurs qui se sont associés ; et, comme la promesse de vente de ma concurrente n’avait pas été suivie d’effet, la propriétaire s’est lassée et m’a dit : « OK, je vous le vends. »
Tout était accompli ?
Presque. Parce que, l’expérience aidant, je ne voulais plus être dans la situation où je dois rendre l’instrument du jour au lendemain. Je voyais venir le moment où un des cinq sponsors allait se retirer. Ce jour-là, pour acheter ou vendre sa part, ce serait compliqué, et je repartirais pour un tour. Les cinq associés partageaient cette préoccupation. Aussi avons-nous construit une fondation pour abriter le violoncelle et le sortir du marché de la spéculation en l’empêchant d’être vendu. Désormais, le violoncelle appartient à la fondation ; je suis habilitée à le jouer durant toute ma carrière ; quand je ne pourrai ou ne voudrai plus le jouer, il ira à un autre instrumentiste ; si jamais la fondation « collapse », il devra être remis à une autre fondation qui poursuit un objectif similaire.
Vous avez bordé votre affaire…
Ce que j’aime, c’est l’idée que ce type d’instrument a été construit pour être joué. Pas pour finir dans un coffre de banque ou dans un port franc en attendant que sa valeur augmente. Aujourd’hui, souvent, on a perdu de vue l’utilité première de l’instrument. Que cinq mécènes acceptent d’acheter un violoncelle en renonçant à spéculer sur la hausse de son cours, j’ai trouvé ça très beau. C’est un placement, oui, mais un placement pour la culture qui perdurera bien après ma mort ; et je me réjouis que ces cinq-là continuent en aidant d’autres musiciens ayant besoin d’autres instruments. Ils sont vraiment choux.
« J’ai vu des trucs hallucinants »
Le mécénat n’est-il pas une tradition genevoise ?
Si, et pas que dans la culture. C’était un principe protestant : on gagne beaucoup d’argent mais, en échange, on doit en redistribuer une petite partie. Cela dit, attention aux clichés ! Ça, ça commence à ne plus trop exister.
Il se murmure même que certains mécénats se méritent autrement que par, eh bien, le mérite.
Il ne faut pas le murmurer, il faut le dire, bien sûr ! Dans ma quête de mécènes, j’ai rencontré de tout, y compris des gens qui promettent de t’acheter un Stradivarius contre quelques faveurs.
Soyons clairs : des faveurs sexuelles.
J’ai vu des trucs hallucinants. Ce n’est pas une légende. Ça se pratique. Je l’ai vraiment vu. C’est une maladie. Pas des gens : du système.
Avec vous, les salopards étaient mal tombés. Mais j’imagine que d’autres musiciennes peuvent hésiter si elles doivent choisir entre l’instrument de leur rêve et rien…
Si le système est en place, c’est que certaines doivent céder, forcément malgré elles. La pression est tellement énorme ! Ta carrière se joue en partie dans ton choix. Si tu te retrouves sans instrument pendant plusieurs années, c’est-à-dire sans pouvoir jouer certaines œuvres dans un certain contexte à un certain niveau, tu peux craindre de passer à côté de ta vie. C’est compliqué de dire non. Avec le Strad, je l’ai fait. Je suis partie en courant. Le gars m’a fait trop peur. Surtout, ça m’a énormément interpelée. Quand j’ai su que le milieu fonctionnait vraiment de la sorte, j’ai pris conscience de ce qui s’y passait. C’est doublement moche et dommage. C’est moche et dommage parce qu’une telle attitude, un tel chantage, c’est indigne. Et c’est moche et dommage parce qu’une telle perversité souille la beauté du mécénat. Que des gens financent, depuis Louis XIV au moins, l’art, la culture, par vocation ou inclination, pas pour obtenir autre chose, ça, c’est vachement beau !
À suivre…