Estelle Revaz et Anaïs Crestin, “Inspiration populaire”, Solo Musica (2/2)

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Qu’est-ce qu’une inspiration populaire vue par le prisme de la musique autoproclamée savante ? Après avoir interrogé les connexions entre Bach et la musique contemporaine, après avoir rendu hommage à la grandeur de la musique suisse pour violoncelle et orchestre, Estelle Revaz entraîne Anaïs Crestin dans une nouvelle auscultation des entrailles du répertoire, dont nous avons tantôt examiné une première partie.
Dans un premier épisode, en effet, nous avons écouté une musique bercée par « l’esprit des chansons populaires » (de Falla), id sunt « le rythme, la modalité, les lignes, les motifs ornementaux caractéristiques ainsi que les cadences modulantes », puis une musique imprégnée de la vigueur des contes traditionnels, avec les éléments évocateurs qui vont bien et qu’un compositeur sublime en manipulant, stipule la violoncelliste-livrettiste, « changements de tonalité, couleurs instrumentales, liberté métrique et forme originale de l’œuvre ». La troisième des cinq inspirations programmées revendique le feeling populaire sous l’angle du nationalisme. Selon Robert Schumann, les chants populaires révèlent l’âme d’un pays. Aussi salue-t-il l’Allemagne à travers des mélodies reconnaissables, des rythmes simples et marqués, et un goût sans fard pour l’itération. C’est ce dont témoignent
les Fünf Stücke im Volkston op. 102 – ce que chacun aura, et c’est plutôt bien joué, traduit en « Cinq pièces dans un style populaire ».

 

 

La première pièce du puzzle s’intitule « Vanitas vanitatum » mais doit être jouée « mit Humor ». En la mineur et 2/4, elle met en avant le violoncelle sur un accompagnement certes sciemment basique (populaire !) mais non sans petites subtilités (ainsi des accords partiellement arpégés qui dynamisent le discours, des dilatations de tempo communes, ou des brefs unissons descendants avec le soliste qu’il ne faut pas rater !). Le piano se voit offrir une variation en Fa avant que le violoncelle ne revienne piquer le lead en Do. La coda en la mineur permet des échanges plus nourris avant qu’un accord de bonne entente n’empaquette une affaire ayant savamment transformé un thème basique en farandole d’inventions.
Le « Langsam » suivant, en Fa, toujours en 2/4, et en forme ABA + coda, joue la carte du mélancolique et de l’intériorisé. Un passage en mineur renforce cette atmosphère pour laquelle le violoncelle sera toujours supérieur au violon. Estelle Revaz soigne ses articulations, parfois très personnelles dans leur recherche de clarté. Anaïs Crestin sait être accompagnatrice et apporter la réponse lorsqu’il sied. Tout cela est fait sans ostentation. mais avec sensibilité et délicatesse.
Le mouvement suivant, que la traduction automatique nous présente en gros comme « Pas vite, mais avec beaucoup de son » – ce qui re-souligne que la traduction automatique, souvent, ben, c’est aussi nécessaire, abouti et utile qu’une chanson de l’Eurovision ou, mieux, du rap français – est une ballade ternaire en la mineur. Le thème – qui évoquera « En montant la rivière » à quelques vieux francophones – est énoncé avec une certaine nonchalance – dans la ligne de l’inspiration populaire –par la violoncelliste, qui semble ensuite s’amuser des doubles cordes en majeur, suivie sans maniérisme par son accompagnatrice. Arpèges et clarté éclairent la variation aux modulations tristes, prélude à la réexposition du thème puis d’un florilège de la variation. L’on apprécie que, en moins de 4’, les interprètes prennent le soin de différencier les moments donc de rendre raison de la richesse du « ton populaire » version Robert Schumann.
Selon Google, le quatrième mouvement en Ré, « nicht zu rasch » veut dire « pas si vite ». Les interprètes n’en profitent pas pour baguenauder ou chougnasser en mezzo forte. Au contraire, elles commencent avec une tonicité puissante, rendent avec poésie la partie intermédiaire et reviennent avec force mais non sans nuances pour conclure la pièce. Le dernier épisode, en la mineur et 2/4, est siglé « fort et marqué ». À Estelle Revaz de s’amuser de la tension entre binaire et ternaire. Anaïs Crestin assure la pulsation avec sa main gauche, tandis que sa main droite s’encanaille volontiers en écho. La complicité entre les dames s’exprime avec une franchise qui n’esthétise jamais ce qui doit être frontal mais sait enrubanner – de suspensions, de contrastes et de parfaites synchronicités – ce qui doit l’être.

 

 

La Sonate op. 49 d’Alberto Ginastera (20’), composée en 1979, est « le cœur du disque », assène le livret. Le Suisso-Argentin travaille pour sa femme, Aurora Natola, qui n’autorisera personne d’autre à jouer l’œuvre avant sa mort, en 2009. Son « inspiration populaire » est impulsée, nous glisse Estelle Revaz, par son travail sur le rythme, volontiers marqué et répétitif. Sans doute lira-t-on en creux dans le choix de cette sonate un hommage à sa rencontre avec Anaïs Crestin, en 2012, dans un festival argentin. Voici donc

  • l’Argentine frottée à la Suisse, avec un compositeur argentin installé en Suisse ; et
  • la Suisse frottée à l’Argentine, avec deux musiciennes suisses familières de l’Amérique du Sud !

Quatre mouvements au programme, dont le premier, Allegro deciso, vise probablement à décorner un bœuf indocile. Face à un piano tour à tour percussif et vibrant, le violoncelle propose ses tenues revêches.

  • Brisures,
  • échos,
  • synchronisations subites

sont autant de démonstrations virtuoses que les interprètes cèlent pudiquement sous le sceau d’une musicalité intérieure, c’est-à-dire soucieuse de nuancer, graduer et contraster. L’écriture riche du mouvement ménage des moments de suspension que les artistes habitent en respectant résonances, attentes et saveur des harmonies. Certes, au non-expert, la part du populaire ne paraîtra peut-être pas évidente – bon, balançons les choses, elle nous a échappé, admettons-le ; reste l’essentiel : la capacité des artistes à rendre les caractères spécifiques à cette forme ABA sans pour autant surjouer les excès potentiellement contenus dans la partition rend l’écoute toujours captivante.
L’Adagio passionato s’ouvre sur un hommage à l’expressivité du violoncelle, entre lyrisme prenant et pizzicato bien senti. Si l’on croit ouïr une rustine à 1’04, on n’en est pas moins envoûté par le discours de miss Revaz que prolonge madame Crestin dans l’envoûtante harmonisation faussement libre d’Alberto Ginastera. Le solo de piano explose avec une retenue qui n’est point modestie mais respect d’un texte juteux et expressif à souhait. L’irritation virtuose des complices semble chercher une voie étrange, entre fureur et abandon – cet abandon que laissent imaginer les accords fascinants du piano et le decrescendo impressionnant qui conclut le mouvement.
Le Presto mormoroso ne part pas sur des bases beaucoup plus populaires en apparence, mais pas moins créatives ni toniques en particulier. La sonate continue de happer l’auditeur par ses mutations incessantes et son incandescente énergie. Il y a de la technique, bien sûr, dans l’interprétation, mais aussi du ressenti, et bien plus de sous-entendu que d’étalage en place publique d’un savoir-faire patent (et épatant, haha ou presque). Comme en témoigne le duel final visant à avoir le dernier mot, les jeux harmoniques du violoncelle ne cèdent en rien à la dextérité de celle qui manipule le piano, et vice et versa.
L’Allegro con fuoco conclusif part sur des bases furibondes et techniquement redoutables. Il y a de la rage donc de la poésie dans cette fission qui embrase les interprètes.

  • Rythmes bondissants,
  • doubles croches enflammées,
  • harmonies à la fois répétitives et mutantes,
  • course incessante où le brio s’efface derrière l’urgence :

voilà bien une pièce passionnante, exécutée avec un cœur formidable, le côté supposément populaire de la chose fût-il réservé à une vision non-populaire du populaire !

 

 

L’inspiration populaire s’épuise avec la Rhapsodie hongroise de David Popper (7′), son op. 68 publié en 1894, où Estelle Revaz voit des « violonneux des campagnes improvisant au coin d’un feu ou faisant virevolter les danseurs de fête en fête ». Les interprètes veillent à ne pas en rajouter sur l’esthétique sans en rabattre – et la contradiction est cossue – sur la musicalité.

  • Ornements,
  • tempo souple (mais fixé sur le 2/4, se traduisît-il çà en 4/8),
  • modulations oscillant entre majeur et mineur,
  • changements d’humeurs,
  • jubilations de la virtuosité démonstrative de la soliste puis simultanément de l’accompagnatrice,
  • ivresse des doubles et du show-off qui finit bien un récital :

tout est joyeux et joliment fait, concluant un disque qui, pour être d’inspiration populaire, n’en néglige pas pour autant l’énigmaticité ginastérienne. En seront assurément pour leurs frais ceux qui cherchent

  • l’ivresse au-delà du sentiment,
  • la brillance qui fragmente la lumière ou
  • l’esprit démonstratif qui désamorce la poésie.

En l’état, plus digne que rutilant, le résultat de cette réflexion personnelle sur le lien entre inspiration populaire et musique savante est sémillant. Il scelle, assurément sans extravagance mais avec une maîtrise toute aussi assurée, le savoir-faire impressionnant, nous dirions wow en traduction inspirée par la popularité, d’Estelle Revaz et d’Anaïs Crestin.