Estelle Revaz, concert-conférence, ambassade de Suisse, 27 novembre 2024 – 2 : les coulisses
Ce soir de fin novembre, après une série de caprices de Joseph Clément Ferdinand Barone Dall’Abaco, objet de son dernier disque, Estelle Revaz offrait un making of sa vie d’artiste, sujet de son premier livre, La Saltimbanque, paru aux éditions Slatkine. Revenue s’asseoir sur sa chaise sans son violoncelle, l’instrumentiste avoue d’emblée ce qui a fait basculer sa vie : l’épidémie de Covid et ses conséquences sociales. L’entrée dans les coulisses de l’art part de ce constat que, dans un pays riche et autoproclamé civilisé, il a pu être décidé que la culture était non-essentielle. Sans surprise, la violoncelliste, prompte à prendre la parole lors de ses concerts, est à l’aise pour s’exprimer tout en gardant cette double retenue propre aux Suisses de bonne éducation et aux socialistes invités à causer devant Roberto Balzaretti, aka monsieur l’ambassadeur de la Suisse en France. C’est sans doute ce que l’on appelle la politesse et qui, maniée avec cet art que nous ne possédons pas du tout, n’est peut-être pas moins efficace pour passer un message que
- l’enflammade,
- l’emportement ou
- la vitupération à tout crin.
Comme la musique n’existe pas sans le silence, l’art oratoire n’existe pas sans les non-dits. Ils sont d’autant plus savoureux que, dans la bouche d’Estelle Revaz, ils côtoient des dits sans impudeur ni faux-semblants. Dès lors, le témoignage proféré peut prendre plusieurs pistes. La première piste est celle du fatalisme familial. Avec une maman cantatrice, « mes Barbie, c’étaient les héroïnes d’opéra et, quand je me déguisais, c’était en Fioridiligi » [personnage de Così fan tutte de Mozart]. Pour autant, son destin d’artiste était-il déjà écrit ? Il y a, dans cette filiation, une puissante interrogation sociétale sur la réplication filiale et la liberté individuelle qui va, par le détail, au-delà des perspectives bourdieusiennes. Car l’artiste rencontre le duo qui la construit : au-delà de l’imprégnation culturelle, deux pôles la structurent : la recherche de la rigueur (« c’est venu à six-sept ans ») et l’exigence de créativité.
Jouer avec des jeux tout faits, c’était très mal vu, chez moi. Même mes pog, je devais les fabriquer. J’en avais fait un très beau, il y avait de la fourrure dessus. Bon, évidemment, personne n’en voulait, mais…
Sous son sourire et son humour, Estelle Revaz dévoile les hiatus qui l’ont construite.
- Rigueur et créativité.
- Née dans un village suisse de 900 habitants et plus tard étudiante au CNSM de Paris.
- Très jeune, bonne élève et bonne musicienne, ce qui est contre-indiqué… sauf à Paris, où ses parents se sont téléportés.
La voici en classe à horaires aménagés, concept non-helvétique, kiffant sa race en découvrant les joies de l’orchestre et de la chorale. Jusqu’au drame : ses parents rentrent en Suisse. Elle décide de rester en France. Ses parents lui louent une chambre de bonne « avec les toilettes à l’étage, vous connaissez » dit-elle à une assemblée entre crinoline et perruque, donc à une assemblée qui acquiesce – elle connaît sans doute par locataire interposé. La jeunette vit seule et en profite, in a way, pour découvrir le sexisme voire, croit-on entendre à demi-mots, manière de harcèlement. Dame, une jolie jeunette loin des siens, ça ne donne pas des idées qu’aux âmes presque pures… Malgré les goujats et les butors, la demoiselle trace sa voie jusqu’à tenter ce qu’elle juge presque exotique : le concours du Conservatoire national de musique de Paris. « Cinq tours et l’affichage des résultats, ça aussi, c’est très français ! » s’étonne-t-elle encore. Comme l’indomptable violoniste Pauline Klaus, la musicienne se sent à l’étroit dans l’expérience de la concurrence, une réalité qui la stimule mais menace de la scléroser. Et si, ailleurs, l’herbe était plus verte ?
Après une classe de maître engageante, Estelle Revaz tente sa chance auprès de Maria Kriegel à Cologne. À l’heure de la mondialisation écrasant censément les spécificités de sensibilité (et pas que), le choc est joyeux. L’étudiante découvre la différenciation esthétique d’une frontière l’autre. La notion de niveau sonore ou de juste interprétation (« en France, ça manque de saucisse pour jouer Brahms ») lui saute aux tympans. Plus tard, concours et débuts brillants de carrière engrangés all around the world, même conscience de la relativité de l’universel :
Si un public asiatique mange ses nouilles pendant que je joue, bah, qu’ils le fassent… même si j’ai l’impression qu’ils se foutent de ma gueule.
L’artiste semble placée sur orbite quand survient Sieur Covid. Ses concerts sont annulés.
Beaucoup de concerts.
Longtemps.
L’exotisme pousse la dame à lâcher, de manière un rien étourdie : « En France, vous avez de la chance, vous avez l’intermittence. » C’est mignon, même s’il faut se rappeler que les premiers bénéficiaires de l’argent public sont ces cochonneries de pseudo-artistes tellement subventionnés qu’ils n’ont plus besoin de subventions (n’oublions pas que le dernier disque de Johnny Hallyday a été subventionné à six chiffres au titre de « jeune artiste », bref). Quant à l’intermittence, système salvateur et destructeur, l’ami François Marzynski, dont nous parlions tantôt, a résumé ses charmes merveilleux et délétères dans un film magistral qui, sans renverser la table, devrait secouer toute croyance à ce sujet.
Reste que, en Suisse, un artiste ne saurait être artiste de façon intermittente. Il est ou salarié s’il est dans un ensemble, ou indépendant s’il est, par exemple, soliste – on ne dira jamais assez combien le libéralisme a emphysiqué les simples gens, fussent-ils artistes, en généralisant le « statut d’auto-entrepreneur », cette sublime attaque du patronat néolibéral, et ce, quel que soit la dénomination dudit « statut » round the world… mais comment parler de morale dans une France où vient d’être élu immortel « au siège numéro un » de l’Académie des sciences morales – des sciences morales, nom d’un foutriquet – une ordure de milliardaire qui, en sus de son patrimoine amoral, a été mis en cause par la justice pour des faits extrêmement graves et a – ça, c’est incontestable – fracassé tant de vies par
- la pression au travail,
- le licenciement massif et, souvent grâce aux aides d’État,
- les conditions indignes imposées aux sous-traitants
(on espère que ses nouveaux collègues en habit vert qui ont murmuré contre son intronisation auront la décence de démissionner, mais bon). Au moment où plus rien, la nana perd tout. Ses contrats, sa carrière, son plan de financement. Et elle découvre, incrédule, que pas de projet de dédommagement. Elle décide de fédérer les artistes car même la loi Covid exclut d’indemniser les artistes pré-engagés.
La dame monte un festival pour faire bosser les copains : neuf spectateurs, un artiste, tandis que, à Paris, on occupait les flics en faisant des manifs de dix artistes avec le Syndicat des artistes musiciens de Paris, affilié à la CGT, ce qui faisait déplacer plusieurs agents des renseignements, la BAC et plusieurs cars de CRS – une façon comme un autre d’offrir une sortie aux forces de l’ordre, avec une légère préférence pour les CRS, bref.
Estelle Revaz va plus loin. Elle envoie un mémo à 246 parlementaires et obtient, ô miracle, deux réponses. Bien qu’elle n’emploie sans doute pas ce verbe en permanence, le résultat l’escagasse. Elle découvre, elle qui ne votait pas, que, dans son pays, il y a deux chambres représentatives et un parlement à Berne. Elle travaille sans rechigner pour que « tout le monde tire à la même corde » et que change la loi. Contre toute attente, elle y parvient et commente :
Finalement, c’était comme dans la musique de chambre. J’ai amené les parlementaires à faire de la musique ensemble.
Son succès improbable et sa médiatisation remarquée l’amènent à être remarquée par l’ensemble des partis politiques, qui lui proposent de s’engager. Pour elle, c’est hors de question. Sauf que le problème n’est pas résolu. Un exemple ? Le statut d’artiste suisse reste pendant. Aujourd’hui, celle qui a été élue en place VIP sur la liste du parti socialiste helvétique veut porter un message d’espoir sur la protection sociale des artistes et la lutte contre la pauvreté. Sans mentionner les indemnités parlementaires qu’elle perçoit pour douze semaines de session par an (rythme qui lui permet de conserver son activité d’artiste, contrairement à ce que lui imposerait un ministère de la culture), elle aspire à amener de l’humanité dans la politique et, même si c’est perdu d’avance, lutter contre la militarisation ultra coûteuse – les dégueulasses lobbys des armes ne sont pas omnipotents que dans l’Hexagone.
Sa franchise tempérée dût-elle faire grincer monsieur l’ambadassadeur, Estelle Revaz revendique de faire le lien entre la puissance de transcendance que l’artiste offre à ses clients et la nécessité pragmatique qui astreint au monde l’artiste et tout un chacun.
- L’engagement est solide et feutré,
- le désir est patent et maîtrisé,
- la jonction entre la soliste internationale et la saltimbanque immigrée en politique est crépitante et fluide.
Bien joué, madame !