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Bruno Allen (théorbe), Xavier Barloy (violone), Gilles Murawiec (viole de gambe), Iori Hayashi (clavecin), Laurent Valero (flûte à bec), Younyoung Kim et Tatsuya Hatano (violons baroques)… et une partie du public venu en masse. Photo : Bertrand Ferrier.

Précieux est l’ensemble Sylène, qui affiche vingt ans d’exercice au compteur, avec un effectif qui se renouvelle sans cesse. Sur un répertoire baroque que se disputent les experts ultraspécialisés (au moins selon eux) et les amateurs de piètre qualité y voyant une musique plus simple à jouer que la musique écrite ultérieurement, il se propose de fusionner amateurs assumés, professionnels et futurs pro, avec, en dépit de son atavisme italien, une ouverture marquée aux jeunes Asiatiques. Dès lors, l’hétérogénéité des niveaux techniques, atténué par un travail en commun très sensible, constitue le son de ce petit orchestre dont l’aspect non-conventionnel n’effraie pas les curieux. Pour preuve, un quart d’heure avant le début du concert, les programmes prévus par l’ensemble étaient tous distribués alors que les spectateurs continuaient d’affluer – illustrant le succès, bien connu dans le p’tit monde des églises parisiennes, de David Alan-Nihil le compositeur et l’organisateur ultra recherchés (il a récemment été recruté comme programmateur des événements musicaux de Sainte-Marie des Batignolles).

Les compléments

Le programme du jour joue la diversité de l’instrumentarium pour les trois compléments placés au début. Tout commence par une sonate en trio en ré mineur de Georg-Philipp Telemann, TWV42.d7 de son petit nom. Les quatre brefs mouvements sont traités comme autant de miniatures dotées d’une caractéristique propre. Certes, l’on mentirait en prétendant que cette pièce suffit à nous réconcilier avec un compositeur dont la production instrumentale nous semble si peu sapide. Toutefois, par sa brièveté et le soin apporté à son interprétation, elle parvient à impulser une dynamique contrastée qui a son charme pour lancer la fête.

Photo : Bertrand Ferrier

La cinquième sonate pour clavecin seul de Baldassare Galuppi est l’occasion d’entendre à découvert le rythmicien de l’ensemble : le claveciniste Iori Hayashi. Déjà diplômé du CNSM de Lyon, il étudie actuellement au CNSM de Paris. Est-ce son statut d’élève sage, qui colle à son attitude très introvertie, toute en concentration, qui donne l’impression d’un jeu sage, sérieux, impavide ? Cette caractéristique n’en convient pas moins à l’Andante liminaire. L’on apprécie d’autant plus que le claviériste tente de s’encanailler dans l’Allegro, jusqu’à l’ivresse de paquets de notes projetés avec une violence quasi provocante. L’Allegro assai final prolonge cette veine sinon gouailleuse, disons : semi-dégingandée, que l’interprète fait basculer du côté de la musique en agrémentant son travail de respirations pertinentes pour laisser respirer les phrases, fluidifier le discours en dépit du tempo rapide, et profiter de l’acoustique de Saint-André de l’Europe. Le résultat est souriant, quoi que la partition ne nous semble pas de nature à bouleverser l’auditeur, selon le principe paradoxal suivant : fût-elle jouée avec sérieux, une composition charmante ne suffit pas toujours à charmer. Va-t’en comprendre…
Dernier complément, le concerto en la mineur pour flûte à bec, deux violons et basse continue de Nicola Fiorenza attire l’oreille grâce à un Adagio qui ne manque pas de beaux moments, d’autant qu’il est porté par une interprétation bien plus paisible que pesante. Le premier Allegro est rendu avec une légèreté qui rend justice à l’allégresse dont il est censé participer. L’on mentirait si l’on ne mentionnait pas notre étonnement en jugeant – sans doute un défaut de notre oreille – les violonistes baroques, pourtant formés auprès des meilleurs maîtres sévissant à Paris, pas toujours très justes (un effet du froid relatif qui fausserait de fragiles cordes ?). N’empêche, en dépit de notre snobisme de critique improvisé, l’on se délecte des synchronisations dont sont souvent capables les musiciens à l’ouvrage. Le Grave qui suit propose une pause solennelle, assumée sans fard par les trois solistes et leurs accompagnateurs, avant que l’Allegro conclusif n’ouvre un nouveau champ de possibles en alternant conversation entre solistes et moments de tutti.

Gilles Murawiec (viole de gambe), Blandine Bernard et non la Queen Elizabeth (mezzo-contralto), Iori Hayashi (clavecin), Laure Striolo (soprano) et Laurent Valero (alto, cette fois). Photo : Bertrand Ferrier.

Le Stabat mater

Dès le premier épisode du « gros morceau » de ce concert, notre marotte nous reprend : nous croyons percevoir certaines « duretez » des violons. L’entrée en jeu des voix nous rend plus positif – osons une incise en signalant le beau geste qui consiste à faire entrer et demeurer ensemble les chanteuses et les musiciens dès le début du concert ; ce ne sont pas des vedettes qui débaroulent pour éblouir l’assistance pendant que l’on ploum-ploume derrière elles, ce sont des membres d’un ensemble, et cet effet discret de mise en scène le souligne avec élégance. Or, dès leurs premières notes, non seulement soprano et mezzo semblent parfaites pour la circonstance, mais elles sonnent avec complémentarité. C’est l’occasion de constater, une fois de plus, que les expériences diverses, de l’opérette pour Blandine Bernard au rôle-titre de la Traviata pour Laure Striolo, ne sauraient être stigmatisantes et réductrices qu’aux oreilles des sots – ces connaisseurs qui, tout en bêlant pour le vivre-ensemble, plaident pour l’exclusivité chez les musiciens : si t’as chanté l’Opinion publique dans Orphée aux Enfers ou Violetta, tu es souillé à vie et ne peux pas te risquer à pergoléser. Ben si – et toc.
Le « Cuius animam gementem » ouvre un boulevard à Laure Striolo pour rendre, d’une part, la déflagration du glaive qui traverse l’âme de la Vierge mère voyant son fils crucifié, et, d’autre part, le chagrin désespéré que cette vision suscite. L’artiste mêle à sa vigueur lyrique, nécessaire, une retenue qui l’exonère d’un vérisme mélodramatique – lequel serait ici inapproprié. Le « O quam tristis » est un duo où chaque voix a sa mission : à la soprano, les envolées qui expriment la dimension céleste de la Vierge ; à la mezzo, aux graves exceptionnels, la suggestion de la douleur qui rabat Marie vers le pli de sa terrestre condition. Dans le « Quae moerebat », Blandine Bernard prend le pouvoir, tâchant de répondre présente dans la puissance tout en contrôlant son vibrato, avec brio. Objectif : ne pas laisser les paillettes de la technique submerger la gravité du texte, lequel décrit en quelques phrases la douleur et l’impuissance mêlées de la mère du Christ – on n’est pas en train de conter les aventures d’un gai souriceau cherchant une blanche sauce pour accommoder ses noisettes, hein.
Après ce pari, tenu, le « Quis est homo » est un duo qui s’ouvre par une phrase de la soprano, aérienne dans les aigus, impressionnante dans ses tenues au long souffle. La mezzo lui répond avec la même pertinence ; ainsi peut s’engager un vrai duo, appuyé sur deux textes différents. L’un déplore le supplice mystique, l’autre évoque les souffrances terrestres. Une synthèse commune tente de purifier les pêchés (transcendance) humains (immanence) sur la flagellation subie par Jésus. La musique prend ainsi en charge l’association entre les tourments physiques du supplicié et la portée symbolique du supplice. Cette puissante ivresse du sens que le croyant trouve dans le sacrifice d’un dieu trentenaire éclate dans le « Vidit suum dulcem natum ». La soprano y chante le moment où la mère voit le Christ rendre l’esprit. L’impossible fatalisme est esquissé par le choix de Laure Striolo de nuancer plutôt que de tonner afin, subodore-t-on, de mieux exprimer le mystère qui se noue ici.

Photo : Bertrand Ferrier

La première partie du Stabat mater décrivait la douleur de la mère ; la seconde partie adresse une prière à la Vierge de même longueur, soit six numéros. Quoi qu’elles se succèdent, les deux sont intrinsèquement liées et procèdent d’une même logique intestine : c’est par les souffrances, par l’intelligence de ces tortures, par la sympathie au sens grec étymologique, par l’anticipation de notre propre mort grâce à la contemplation de la mort de l’Innocent, que nous pouvons espérer trouver la force de nous adresser à la Vierge, partant d’obtenir qu’elle nous écoute et nous accueille au moment de notre trépas. Aussi le « Eja Mater, fons amoris » place-t-il d’abord la mezzo dans une dynamique vigoureuse (la foi en la source d’amour doit être vive et à la base de tout) avant que les lamentations, irriguant l’espoir par la douleur, ne la conduisent à éclairer sa voix de façon plus sombre. Une fois de plus, Blandine Bernard excelle dans cet exercice tout en subtilité. L’orchestre l’accompagne dans les circonvolutions de la foi qu’elle exprime avec un louable souci de dynamisme, en écho à l’engagement du croyant de compatir, sans faille, avec la mère éplorée. En dépit d’un départ qui aurait pu être plus précis, le célèbre « Fac ut ardeat cor meum » est du velours pour le duo de chanteuses. Elles n’y sont pas pour rien, mais pas pour tout non plus, tant l’écriture de « Giovanni Battista Draghi dit Pergolèse », ainsi que le stipule le programme, est idéale pour des artistes sachant rendre, presque sans jeu de mots, la passion du croyant, id est le désir viscéral d’être enflammé par l’amour du Christ.
Le « Sancta Mater » nous crispe à nouveau à cause des violons à découvert dont l’accord nous re-surprend. Bientôt, la soprano vole à leur secours en ouvrant le duo entre graves (rappelant les souffrances du Christ) et aigus (volonté d’élever son cœur vers le Christ). La mezzo évoque à son tour sa compassion profonde avec la Vierge. Dans un bel ensemble, le duo, dont les couleurs s’associent harmonieusement, pleure la crucifixion. Le « Fac ut portem » amène la mezzo, solennelle et résolue, à exiger de porter la mort du Christ jusqu’à éprouver dans sa chair les souffrances du Christ. L’appel à la stigmatisation est rendu par un engagement des instrumentistes à la hauteur de la chanteuse.
Dans cette sombre perspective, l’« Inflammatus et accensus » tranche car c’est un air joyeux, en duo, évoquant celui qui s’en remet à la croix du Christ pour être « morte proemuniri » (protégé par sa mort). Ainsi la musique rappelle-t-elle que le dolorisme n’est pas une fin en soi, mais un premier pas, d’une exigence aussi folle que nécessaire, vers la félicité éternelle. Séduisantes dans les passages dramatiques, les solistes émeuvent aussi en chantant l’espoir, assises sur un accompagnement qui ne faiblit point et condense avec art le ritendo précédant la dernière note. Cette confiance dans la salvation s’achève en duo et en deux temps : la recommandation de son âme « quando corpus morietur » (quand mon corps mourra), et le « Amen » développé, qui couronne sans épine une interprétation sachant rendre les différentes couleurs d’une partition que l’on a souventes fois ouïe interprétée avec moins de soin et, disons-le, de talent.

Bruno Allen (théorbe), Xavier Barloy (violone), Laure Striolo (soprano sans lunettes), Blandine Bernard (mezzo-contralto), Gilles Murawiec (viole de gambe), Younyoung Kim (violon baroque), Iori Hayashi (clavecin) et Laurent Valero (alto). Photo : Bertrand Ferrier.

La conclusion

Voilà un concert réussi, porté par son projet double (associer pros et amateurs, tout en revendiquant une exigence de haute qualité), par la sûreté de l’ensemble en dépit de quelques minuscules détails propres à tout concert, et par la qualité des non-divas-mais-divas-quand-même portant cette prestation par leur art, leurs singularités et leur complémentarité. Avec jeu de mots, cette foi(s) : bien joué, Sylène !