Ensemble Perspectives, « Playlist », Outhere (2/2)
Une histoire de steppe, d’aigle, de Volga et d’espace : c’est par un chant folklorique russe trempé dans l’idiolecte requis et arrangé par Alexander Levine, que s’ouvre la seconde partie du récital de l’Ensemble Perspectives – la première peut être retrouvée ici. Un double bourdon (Mathieu Dubroca et Renaud Brès) accueille les premières circonvolutions du ténor (Sean Clayton). Puis les voix de femme (Mathilde Bobot et Geneviève Cirasse) se joignent à l’évocation de la vaste steppe. L’arrangement travaille à la fois
- le son traditionnel (pédale + soliste),
- la verticalité polyphonique, arrivant souvent comme manière de commentaire, et
- l’horizontalité narrative, au sens où le traitement du petit chœur évolue dans la durée, avec constances et mutations.
L’interprétation, rigoureuse, ne cherche pas la puissance frontale, façon orthodoxe. Au contraire, elle privilégie les nuances et couleurs que permet l’utilisation fine d’un ensemble lyrique a capella. L’on se réjouit donc d’entendre la pièce suivante, où l’arrangeur s’est mué en compositeur.
Le texte choisi ressortit du psaume 41. Il s’agit du « Sicut cervus », souventes fois mis en musique – l’une des versions les plus célèbres est celle de Giovanni Pierluigi da Palestrina. Le narrateur aspire à voir Dieu en face-à-face « comme le cerf languit après les sources d’eau » (« sicut cervus desiderat ad fontes aquarum »). En attendant, il galère et pleure quand on lui demande : « Alors, il est où ton Dieu ? » Le mode choisi est résolument tourné vers une écriture traditionnelle que pimpent par petites touches des harmonies audacieuses et des dissonances rafraîchissantes. On s’abreuve surtout à
- la souplesse de l’agogique,
- l’expressivité de la partition (travail sur les valeurs de notes, notamment, dont la variété donne sens aux tenues) et
- la plasticité du chœur.
Propre sur lui mais pas bégueule, l’Ensemble Perspectives a pensé à ses auditeurs qui préfèreraient la porneia à l’agapè. Avec Paul Simon, mis en quintette vocal par Alexander L’Estrange, il nous propose de découvrir « cinquante façons » de briser son couple et de recouvrer sa liberté.
- Percussion vocale,
- harmonies féminines et
- soli masculins
articulent le premier couplet. Le refrain est traité de façon plus collective, snaps et walking bass inclus. Le duo entre le narrateur et sa nana est rendu avec soin, simplicité et ajout malin d’une once de sprechgesang, laquelle rend justice à l’expressivité de la chanson fors les charmes de la polyphonie savante.
Cette respiration de qualité – jusqu’à l’amusant roulement de batterie final – trahit la volonté de Geoffroy Heurard de composer un programme de récital plutôt qu’une série de titres indépendants. La conception globale de l’album correspond pleinement au projet de l’Ensemble : appliquer un même traitement aux musiques populaires, traditionnelles et savantes. Grâce aux espaces réservés à une musique plus swing et souriante, l’auditeur peut envisager une écoute en continu qui dessine fermement le dessein heurardien, tout en évitant les deux écueils de l’exercice : la lassitude liée à la similarité de traitement, et l’écrasement des spécificités propres à chaque œuvre.
Démonstration avec « That lonesome Road », une sorte de ballade irlandaise créditée James Taylor et Don Grolnick. L’affaire a été arrangée par Simon Carrington en 1981, et a connu moult reprises – dont celle des King’s singers. On peut trouver une partition de l’arrangement gracieusement sur l’outil Internet – ici, par exemple. Le propos : quand la lune d’argent brille au-dessus des toits, prends la route, assume, c’est trop tard pour revenir sur tes conneries, trace, maintenant, t’es seul, alors sois un bonhomme, man. On y goûte notamment
- les trouvailles d’harmonisation,
- le métier de l’arrangeur distribuant la parole pour mieux valoriser les moments en commun,
- l’interprétation soignée du quintette… et
- la prise de son de Franck Jaffrès, ici parfaitement adaptée.
Après ces escapades en terre pop, fût-elle varièt’ ou folk, l’Ensemble Perspectives se devait de revenir à la raison. Au programme, donc, « Il est bon, l’enfant, il est sage » de Maurice Ravel, finale du second tableau de L’Enfant et les sortilèges. Le contexte : l’enfant, puni, a été méchant ; créatures fantasques et animaux décident de sévir ; au dernier moment, l’enfant soigne un petit écureuil, donc ses tortionnaires lui pardonnent, et l’enfant se réconcilie en deux syllabes avec sa maman – c’est ce que raconte cet extrait. Une fois de plus, on s’étonne que l’auteur des paroles – Colette – ne soit pas mentionné, alors que les paroles sont reproduites. La musique, elle, ne prête guère à contestation : l’arrangement sait ne pas trop en faire (l’original est souvent écrit pour cinq voix… et orchestre, Fabien Touchard veillant à ne pas en rajouter inutilement et à respecter le moment a capella), et les interprètes, en dépit de paroles concon à souhait, expriment toute leur musicalité grâce
- à la précision des attaques,
- à la souplesse du balancement provoqué par le rythme ternaire comme par l’alternances de mesures 2/4, 3/4 et 4/4, et
- grâce à la communion des nuances.
Délicatesse, assurément, jamais gnangnantise : c’est appréciable.
Après une berceuse d’enfant, une comptine enfantine, « Frère Jacques », revisitée par le so British Jonathan Rathbone. C’est le plus long morceau du service, avec près de 7′. Prise sans traîner, la pièce commence sur des unissons hommes/femmes qui se mettent à diverger. Une harmonisation traditionnelle embrase la scie. Un développement malicieux cligne de l’œil vers le canon de Pachelbel – jubilation de l’intertexte populaire !
La mélodie reste du côté des voix aiguës ; mais le swing anglophone secoue soudain cette sage mécanique avant que le sérieux ne remette les choses à leur place… en alternance avec le ternaire aux tentations gospel. La tentation mineure et dissonante frissonne çà, avant que les cloches ne tentent une dernière fois de réveiller le dormeur « who’d better wake up » car il est temps de sonner, vertuchou. Une brusque accélération prouve que l’arrangeur aura tout tenté pour réveiller le moine – du moins le spectateur, amusé par ce déploiement de savoir-faire rathbonien et séduit par le rendu sonore cohérent du chœur, n’aura-t-il pas couru le risque de ronquer pendant l’écoute ! Tout juste regrette-t-on, monnaie de cette pièce, qu’une pincée d’épice moins policée, ne s’amuse à un brin d’insolence, déployant ainsi d’autres possibles du thème.
Pour conclure le bal, après une cinquantaine de minutes, direction 2002 et « Alice », une chanson cosignée par Tom Waits et Kathleen Brennan (oubliée dans le livret). Morgan Jourdain se colle à la transcription de ce blues noir, où le narrateur chante, en patinant sur la glace, le prénom de celle qu’il ne peut effacer de sa pensée, jusqu’à se noyer, devenir fou et disparaître dans ce nom. Pas question d’imiter la voix dont les waitophiles loueront la raucité caractéristique, et que les waito-indifférents taxeront de pénible, d’impatientante voire d’inécoutable. Débarrassée de ce grain censé être authentique, la chanson est dénudée jusqu’à l’os. En tout cas, c’est ce que j’avais écrit. Après coup, j’ai un doute sur l’intérêt de cette remarque, mais bon, je laisse, on sait jamais, peut-être que c’est hyperprofond. Au fil de l’écoute, on goûte
- le recours à des harmoniques audacieuses,
- l’utilisation des spécificités des pupitres et
- une aisance patente dans l’instauration, sans presser, d’un climat sinon désespéré du moins lucide dans sa noirceur.
C’est audacieux de quitter l’auditeur sur un titre ni punchy, ni ensoleillé. Ceux qui ont facilement tendance à la dépression (il paraît que ça existe) pourront regretter qu’un bis ne les réconcilie pas avec la vie ; mais le choix ne manque pas de cohérence car il rappelle a minima trois caractéristiques de l’Ensemble Perspectives en général et de Playlist en particulier :
- le désir de ne pas s’enfermer dans un genre de musique ni d’arrangement, tout en gardant une ligne classique et tonale affirmée ;
- le lien privilégié qui unit le quintette à la langue anglaise – ici sous la direction de la chef de chant suédoise Katarina Henryson ;
- la volonté de glisser de la musicalité là où on peut l’attendre (d’où le recours au répertoire de la musique savante) et là où sa place paraît a priori limitée (popinette pseudo-profonde de vedettes pour Télérama).
On ne peut que saluer cette volonté de ne céder qu’avec parcimonie aux exercices de style (le « Joshua » liminaire) pour construire un répertoire singulier, riche de classiques et d’arrangements originaux voire d’une création. L’Ensemble se veut
- repérable mais non réductible ;
- identifiable mais revêche à la simplification ;
- sapide mais avec la pointe d’amertume inquiète qui frappe du sceau d’originalité les remix propulsés par l’Ensemble.
Sans doute Geoffroy Heurard n’a-t-il pas choisi la voie la plus facile, mais les habitués de ce site connaissent notre conviction – si on veut faire des trucs faciles, on met des bouts de bois carrés dans des trous carrés de même taille, si on veut faire des trucs intéressants, faut trouver autre chose. À l’écoute de Playlist, il semble que la fortune ait privé l’Ensemble Perspectives, ses excellents membres et ses arrangeurs préférés, de bouts de bois carrés ou de trous correspondants. Dans un monde souvent uniforme, timoré et conformiste, enfin une bonne nouvelle !
Pour acheter le disque, c’est, par exemple, ici.