Dreamlover : musique pour saxophone, Albena Petrovic, Solo Musica
La création saxophonique est un domaine que la musique contemporaine n’a pas négligé. En France, le plus radical des pratiquants n’est autre que Daniel Kientzy, qui a érigé dans son château un musée-salle-de-concert-studio récapitulant sa carrière en général et son travail de création autour des sept saxophones en particulier.
- Ambition,
- exigence et
- radicalité habitent son œuvre.
Les amateurs qui espèreraient des douceurs sucrées dans le présent album passeront doucettement leur chemin car Albena Petrovic, Luxembourgeoise d’origine bulgare – selon elle, la musique luxembourgeoise est avant tout un creuset de cultures, comme elle l’explique dans la vidéo ci-dessous – n’est guère plus amène avec son auditeur. Dreamlover déploie un florilège des pièces qu’elle a écrites – sans concession, diront les euphémistes – pour l’instrument d’Antoine-Joseph dit Adolphe.
L’affaire s’ouvre sur un Concerto pour sax baryton (16’), composé en 2018, avec une réduction de l’orchestre-et-piano pour piano seul réalisée en 2021, et une cadence improvisée par Joan Martí-Frasquier, le souffleur. Deux mouvements : « Before the winter », où « winter est synonyme d’une catastrophe » qui se prépare ; « Lacrimae » qui nous promet « désolation et souffrance ». On sent bien qu’on va pas mourir de rire, mais on ne désespère pas encore de savourer cette désespérance.
Le piano ouvre le bal à grands traits, suscitant un dialogue obtus avec le saxophone.
- Entêtement,
- saute de registres,
- notes frappées,
- sons vibrés et
- procédés diphoniques
résonnent sur les cordes du piano que Romain Nosbaum, habitué de la musique de la dame, titille sans l’aide des marteaux. Albena Petrovic sculpte l’irritation avec une expressivité qui exclut toute esthétisation mais pas toute suspension mélancolique – le piano prend en charge une phase planante qu’une cloche ponctue. Puis le dialogue entre les complices reprend dans le brouillard de l’attente.
- Glissendi immobiles,
- montées chromatiques,
- récurrences de motifs ou d’harmoniques du type didgeridoo
conduisent à une cadence reprenant et mélangeant les éléments-clefs du langage saxophonique exploités jusqu’ici.
Après les à-plats en decrescendo qui concluent « before the winter », « Lacrimae » est introduit par des dissonances pianistiques ouvrant la voie à de graves gémissements du soliste. (C’est ça, manière de mugissements.) Dans une atmosphère étale, comme étouffée et ralentie par une neige collante, de rares tentatives de s’ébrouer tracent quelques brèches. Le piano fomente la révolte. Le saxophone hésite entre graves solides et aigus sautillants. L’unicité rythmique peine à se dessiner, voire se dérobe. Aussi le saxophone tente-t-il de prendre l’affaire en mains, mais le dialogue avec son complice reste pour le moins difficile. La partition semble lutter contre l’immobilité et la scission – immobilité du discours, scission des partenaires. La reconnexion, sous le signe de la virulence, ne dure guère. La tension se délite, les réponses s’assèchent, le piano reste collé aux aigus liminaires, auxquels des sons frappés du saxophone finissent par intimer le silence ; et c’est la fin.
Dernière création en date d’Albena Petrovic, les quatre Poèmes-Masques (15’), pour saxophone et soprano, datent de 2021 et portent le numéro d’opus 236, rien que ça. Sur des textes de la compositrice, la quête de ce que cachent nos apparences est lancée. « Natalia » envoie le saxophone tenter de premières interrogations. La voix s’insère dans son récit et creuse les motifs du souffleur, que celui-ci dégrade puis ressasse sans cesse. Les envolées de la voix tâchent de masquer « la vérité » que connaît, donc Natalia, et qu’elle prétend dissimuler jusqu’à l’accélération et le sommet finaux, enterrés par un saxophone obsessionnel.
« Commedia dell’arte » rêve d’une dégenration où, au bal masqué, elle serait Pantalon et lui Colombine. Un saxophone glissant et volontiers diphonique prépare le terrain pour sa partenaire vénitienne. Effets d’écho, répétitions populaires d’intervalles simples (majoritairement des secondes et des tierces, les intervalles supérieurs étant accompagnés d’une plus haute intensité) s’achèvent sur une hymne LGBTQIA+ friendly, bien dans l’air du temps donc répétée presque ad libitum (« que tout le monde nous accepte / dans nos rôles renversés »).
« Le Favori du Roy » annonce la mort du clown et conclut : « Vive le clown ! » Le saxophone amorce cette mort cyclique en la nourrissant
- de silences,
- de précipitations,
- de ruptures et
- de boucles rendant presque mystérieuse l’évidence.
Les cris du saxophone saluent le décès du bouffon et préparent le parlando final.
« Post mortem », inspiré par la découverte tardive des secrets de Frida Kahlo, boucle la mascarade en dénonçant l’écriture, ce fake dont on découvre la substance deux cents ans plus tard ou jamais. Si le titre du cycle évoquait « Comme les princes travestis », les fans de Marie-Paule Belle se prépareront donc à conclure autour de « La petite écriture grise », mais ceci est hors-sujet. Le saxophone est à nouveau envoyé en éclaireur. Notes et mots se hachurent, se détendent, se disjoignent comme des pensé-es, frictionnent avec la langue – la francophonie, souvent parfaite, de Cynthia Knoch, dérape singulièrement parfois, comme ce « dans un corps né » qui est en fait un « carnet » incarné. Les frétillements du saxophone interrogent la cachette décidée par la narratrice. Leur expressivité rend presque pertinent ce qui ressemble à un patch à 2’35, rupture précipitant l’idée que la vérité ne sera « jamais » connue, quelques soient les commentaires cycliques que s’autorisent les duettistes.
Dreamlover (8’) est la pièce-titre de l’album. Opus 189, elle date de 2017 et revendique d’avoir été spécialement écrite pour l’interprète du disque. La compositrice signale itou qu’elle y souhaite exprimer un ésotérisme vibrant d’isolation et de solitude, si si.
- Fouillis,
- bruitisme et
- refus du mélodisme
marquent l’incipit. Il s’agit de pousser le sax et les percussions adjuvantes (sabots, grosse caisse ?) hors des traditions saxophonistes. Les passionnés d’exploration pourront çà se laisser happer par une sorte d’hypnotisme revêche où l’instrument, par
- reprises,
- silences et
- ruptures,
est remis en cause grâce aux coups et à l’investigation de ses possibles, entre
- virtuosité,
- diphonies multiples,
- largesse de timbre,
- amplitude de la tessiture,
- ivresse des profondeurs et
- itérations.
Conçues pour introduire des « opéras de chambre », deux pièces pour saxophone alto (7’), écrites en 2017, surgissent alors, nimbées d’une réverbération convaincante signée par Valentin Ivanov, l’ingénieur du son et auteur du mastering – ex-virtuose devenu artisan que la productrice prend la peine de remercier sur une pleine page du livret, c’est louable et notable. Ces pièces visent à exprimer « solitude et nostalgie » puis « ce que ressent l’âme solitaire » ainsi que « la tristesse de l’artiste marginal ». « Jalousie » fait
- trembler,
- triller et
- vriller le saxman,
en
- écartelant les intervalles,
- malaxant les sons de leurs attaques à leurs coupures en passant par leurs tenues, et
- en oscillant entre
- répétitions,
- accélérations à l’identique et
- mutations harmoniques, jusqu’aux jappements finaux.
« Amour » joue sur
- la fragilité,
- l’étincelle,
- le glissement,
- l’ambiguïté,
- les écarts brusques,
- l’attente,
- les tremblantes mutations mezza voce,
- le souffle,
- le silence et
- le triste couinement gershwinien.
Faute de traduction officielle, on s’en remet à la traduction automatique de Google, dont on connaît la pertinence : le disque s’achève par un quatuor censé s’intituler quelque chose comme « Prière de non-présentation » ce qui, pour un non-germanophone, est presque aussi signifiant que « Gebet zum Nichterscheinen » (11’), le nom officiel. Ce quatuor, par lequel le catalogue saxophonique d’Albena Petrovic a commencé, « est inspiré par le désir de voir l’invisible ». S’ensuit une explication technique sur l’apparition de Dieu que le croyant imagine et qui, à l’inverse, pour l’incroyant, devrait pouvoir être taxée de « Nichtesrcheinen » d’après Kurt Vonnegut. Las, la traduction en anglais de l’original allemand par le valeureux Serge Weber n’y peut mais, j’ai décroché. Je vais donc essayer d’écouter et de raconter ce qui se passe entre l’invisible escompté et l’audible effectif.
Le quatuor Kebyart est à la manœuvre, associé à des percussions non mentionnées comme les autres percussions ouïes précédemment. Une voix surgit itou, bientôt effacée par les souffleurs mais revenant irrégulièrement et s’avérant polyglotte.
- Tremblements,
- fusées,
- harmonies brèves ou prolongées,
- breaks, ainsi que
- mutations d’intensité et de système (entre monodie et quatuor effectif)
animent le propos. Le quatuor assume une ligne sinueuse entre itération de systèmes, d’un côté, et disruptions de l’autre – ainsi de cette conversation qui s’engage, au mitan de l’œuvre, autour de la boucle fomentée par Daniel Miguel au baryton.
- Tentation du swing,
- échappées en solitaire,
- efforts de nuances collectives et
- retours des interventions parlées pour le moins énigmatiques (« if you could not stay or you would not like to meet in our dreams, just try, be with me sometimes again », etc. quelque part, pourquoi pas, mais pourquoi itou ?)
achèvent d’envelopper l’œuvre dans son mystère résolu et féroce jusqu’à l’extinction verbalisée.
En conclusion, un disque brut voire brutal, que l’on conseillera exclusivement aux férus de découverte rugueuse comme l’affectionne un certain saxophone contemporain.