« Douce Frankreich » de Frank Gröninger (AlterPublishing)

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Ne mentons pas : aucun Français ne se demande comment on peut être Allemand. Persan, oui. Persan, c’est compliqué. À moins d’être Persan, peut-être, et encore. Mais Allemand, non. Allemand, c’est pas compliqué. On voit très bien le concept. Curieusement, les Allemands le voient moins, sauf s’ils rêvent de vivre à Paris. En revanche, eux aussi savent très bien ce qu’est un Français, voire « un film typiquement français » (234). Comme nous. Nous, les Français, donc, on sait ce qu’est un Français. Et un Allemand. C’est peut-être l’intérêt de venir en France, pour un Allemand : comprendre, grâce à nous autres, moins ce qu’est un Français que ce qu’est un Allemand. Au moins par contraste. Comprendre qu’un Allemand est un type grand, blond, qui arrive à l’heure, qui aime la bière et qui parle avec un accent tellement typique qu’on pourrait le prendre pour un Espagnol ou pour un mec pas sympa, genre habitant de Berne.
Je synthétise un p’tit peu vite, comme si j’avais la pêche (235) ? Soit, mais on n’est pas si loin de la problématique qui a poussé Frank (sans « c ») Gröninger (avec un tréma, voir p. 100), prof d’allemand et d’« interculturel » dans les hautes sphères politiques entre autres, à profiter du Grand Confinement pour relater sa vie de parisophile germain. Le résultat s’appelle Douce Frankreich. Les aventures d’un Allemand à Paris. Il vient de paraître chez AlterPublishing et, si le titre bilingue évoque « Douce France », la seule chanson en allemand chantée pour le public français par Reinhard / Frederik Mey, il cache cette fois le témoignage d’un fanatique de la France, pays qui, dans son imaginaire liminaire, se résume d’abord aux coulisses de Paris, aux p’tites souris et aux femmes-oiseaux (25).

 

 

1.
Découvrir la France

Au cours de ses premières vacances hexagonales, Frank Gröninger découvre que la France est un espace étrange. Sauvage, même, parfois. Un espace où les tunnels et les clochards peuvent justifier un désir de canif (37), tandis que les transports en commun inspirent plutôt une envie de bombe (61) – à la guerre comme à la guerre ! Lors de son année de jeune homme au pair, l’exilé volontaire voltige de découvertes en découvertes. Contre ses papilles ébahies, le pays se transforme en temple de la gastronomie – non point grâce à la choucroute, dont l’auteur ne raffole pas, à l’instar d’un Gaston Kelman scandant chez Max Milo : Je suis noir et je n’aime pas le manioc. Le vin est apprécié de l’auteur sans pour autant être une passion, contrairement à sa collègue Ingrid (158). Tout juste constate-t-il qu’il est plaisant de siroter un peu de champ’ au mitan d’une revue dénudée, ou de retrouver son verre toujours plein quand on l’a déposé à moitié vide (164). En réalité, c’est surtout grâce au meilleur repas disponible sous nos latitudes que l’Allemand tombe en amour de la nourriture à la française : le goûter. « J’ai dû manger des kilos de Petits Écoliers au chocolat » (43), admet cet M&Msophile, 124, qui aura plus de mal à apprécier la madeleine de Proust.
La France, patrie de l’amour, apprend à son tour au nouveau venu la différence entre

  • une femme maquillée et une pute (on frôlera les putes bien plus tard, p. 198),
  • une putain et l’interjection homonyme,
  • la gestuelle de « dépêchez-vous » et celle de « fuck you »,

le tout pimenté par la découverte d’un mot hyperimportant : zizi. Cependant, avant de savoir tout sur le zizi, encore faut-il, a minima,

  • décrypter le sens de ce terme,
  • savoir qu’il peut aussi se retrouver sous forme de Zipfelchen, lors d’une escapade bavaroise du professeur Gröninger et de ses ouailles (200), et
  • ne le point confondre avec la chatte noire de Laurence Fruneau, presque entrevue p. 233.

La France, terre de bravoure, est aussi le pays qui n’a fait que collaborer au génocide des israélites, et encore, par amitié pour le peuple allemand – elle n’a pas planifié leur massacre, elle. C’est donc la contrée où

  • un médecin juif peut « mettre à l’aise » son patient allemand car elle ne lui en veut pas, 59 ;
  • on n’est pas antisémite mais on sait bien que les juifs et les sous, bref (ha ! qui osera rappeler à sainte Muriel Robin de la Télévision française, évoquée pour un autre sujet p. 189, son « dictionnaire » qui ne lésinait pas – le mot est d’une économie de moyens excessive – à ouvrir cette veine), 46 ;
  • il peut être malaisant voire outrageant d’être Allemand et d’enseigner à de jeunes juifs (173) ; et
  • on peut croiser des bandes de nazis en train de bâfrer en attendant de jouer leur rôle dans un film de l’Éternel Patrick Bruel qui, lui, veut juste aller aux toilettes (104) ou aux chiottes, comme on dit en Tunisie (210).

Frank Gröninger s’aperçoit que la France, paradis des arts, est le seul lieu où l’on sait prononcer correctement, c’est-à-dire à la française, Van Gogh (« raison pour laquelle Vincent préférait se faire appeler Vincent », 54). Étant le cocon de la science, la France est aussi un havre idéal pour un Allemand qui veut apprendre

  • à se faire bégère,
  • à savourer le goût d’un antibiotique et
  • à se souvenir d’aller à la pharmacie avec une valise à roulettes (56).

Enfin, la France est la nation de la mode, de l’élégance et du chic. Partant, c’est le pays anti-merkélien par excellence, non-germanique par définition car « les Allemands choisissent leur chancelier comme ils choisissent leurs voitures : le critère esthétique vient derrière fonctionnalité, sécurité et qualité » (75).

 

2.
Découvrir Frank Gröninger

Au fil du texte, à travers moult anecdotes, souvent drôles mais pas que, Frank Gröninger ne décrit ni sa francisation ni son intégration. Plus finement, il montre ses découvertes, mutations et permanences identitaires compliquées, donc enrichies, par une autoanalyse bien moins égotiste que pertinente. Évidemment, au début, tout semble clair : « À l’étranger, on compare tout avec le pays natal et, une fois revenu, on fait l’inverse. » (93) Sauf que, à mesure que le temps passe, le narrateur se rend compte, presque à son corps défendant, que la notion de l’étranger évolue… et celle du « pays natal », soudain trop limitée, ne tarde pas à l’imiter – on se souvient que, quand Joe Dalton se promet de revenir dans une ville dont il a été chassé avec son combo de marlous fraternels, Averell renchérit : « Nous en ferons notre ville, notre ville natale » avant de se faire traiter d’imbécile.
La France est pour partie devenue le pays natal de Frank Gröninger car

  • elle le déconnecte des réalités de son pays (ainsi de son manque d’émotion quand tombe le mur de Berlin), au point qu’il s’escagasse au plus haut point quand on lui demande comment ça se passe, en Allemagne (291) ; et
  • elle le fait naître à un nouveau lui-même, peu à peu, bien au-delà du désir de Paris.

Pour réussir sa transition et dépasser le concept de binarité opposant l’origine allemande et le vécu français, l’auteur ne s’appuie guère sur la littérature hexagonale telle qu’on l’enseigne aux étudiants allemands (le Nouveau Roman ou Proust, que l’auteur espère mieux comprendre en allemand, sans sembler enthousiasmé par le résultat pour autant). Il privilégie l’appréhension d’une nouvelle temporalité, thème majeur donc récurrent du livre – temporalité

  • interne (selon ce que la vie nous a appris),
  • annuelle (rôle du cycle et, pour Frank Gröninger, de la préparation de Noël),
  • sociale (importance du retard),
  • logique (entre anticiper et attendre le dernier moment, le Français préfèrera souvent les affres de la seconde option),
  • professionnelle (espace-temps spécifique de la machine à café),
  • biographique (ainsi d’Ina contrainte à l’analepse régressive après avoir espéré être fécondée par un jeune et riche cadre, finissant épousée en Bavière par un ancien camarade de lycée, 114), etc.

Le temps n’est pas une ligne droite, une frise, une flèche : c’est un ressenti subjectif qui se nourrit des expériences de chaque individu. L’unicité diachronique n’est qu’une illusion, comme le sexe de Mme Germond qui loue au jeune assistant de langue à Louis-le-Grand un appartement à La Fourche, ou comme le sens, pourtant évident, de « Du bist salopp angezogen », de « große Bitte » (135), de tablettes de chocolat voire de pain, quand il faut le dessiner (275). Tout serait tellement simple si, comme Champ-Pierre, on pensait que, pour parler allemand, il suffissait te parler français afec l’accent qu’on imachine chermanique (159).
Vivre l’altérité, l’expérimenter en devenant un autre – et non un même-que-l’autre –, c’est apprendre puis réapprendre à accepter qu’une évidence puisse cacher un contresens et une certitude, une erreur. Mais il y a pis que l’opposition entre phénomène et noumène kantien, ou apparence et substance. Souvent, la vérité n’est pas tranchée. Elle ballotte. Se dandine. Se modifie. Hésite. Oscille. Devient vague ou polysémique. À son image, le livre est à son meilleur, selon nous, quand il s’attarde moins sur l’art de dépenser des billets gratuits en se dissimulant dans les toilettes d’un avion que quand il met en évidence le mouvement de balancier qui se crée entre les différentes composantes de la personnalité de l’auteur, tantôt Allemand en France, tantôt Français s’offusquant d’être rappelé à sa germanité, tantôt Allemand revenant au pays, tantôt Français regagnant le pays qu’il a adopté, etc.
Ces observations ne se font jamais par notation ex abrupto. Elles se construisent par une narration dont les épisodes, a priori anodins, revêtent en réalité une portée symbolique ou métaphorique, comme pendant ce voyage scolaire où Frank Gröninger se sent « entre-deux », ni prof, ni élève (139) ; comme aussi face au regard des siens, quand il travaille à Louis-le-Grand mais que ça ne dit rien à personne, ou quand il est engagé par Science-Po et qu’on est triste pour lui car ce n’est pas la Sorbonne (156). Néanmoins, petit à petit, l’auteur devient un Allemand à Paris comme tel autre un Englishman in New York : ses perceptions et son comportement ne sont plus si dissonants mais le demeurent assez pour donner un peu de sapidité au quotidien. Quand le narrateur intègre le ministère des Affaires étrangères, il découvre, parmi d’autres, les charmes

  • du management des fonctionnaires,
  • de la maladresse de Raffarin,
  • de hiérarchie dans la fonction publique, et
  • du chic canaille qui consiste à lire Mein Kampf chez M. l’ambassadeur, sur l’île Saint-Louis, en sirotant un savoureux Earl Grey.

Pour autant, qu’apprend-on de Frank-sans-c ? Peu de choses personnelles ou intimes. La question posée par le livre n’est pas là. Pour définir l’identité, tout se passe comme si l’auteur avait choisi

  • l’exploration contre la révélation,
  • l’interrogation contre la contemplation, et
  • la réflexion contre l’introspection factuelle.

Reste que, au détour de cette autobiographie partielle, grâce aux faits et gestes du narrateur, on apprend au moins – et ce n’est pas rien – qu’il ne faut jamais vivre avec un mari sourd. Jamais. C’est beaucoup trop dangereux et ça crée des courants d’air (208). Moi, ça ne risque pas de m’arriver, mais si je peux rendre service en diffusant cette vérité, terrible pour les sourds mais c’est pas ma faute, je m’y colle avec plaisir.

 

3.
Découvrir Douce Frankreich

Au terme de la lecture, on peut peu ne point pointer, et hop, le travail éditorial consternant d’AlterPublishing, qui se manifeste par exemple à travers

  • la mise en page calamiteuse (orthotypo très perfectible ; foliotage mal calibré ; caractères, corps et couleur d’encre variés, etc.) ;
  • la langue sporadiquement inégale qu’un éditeur digne aurait pu pousser l’auteur à repenser çà et là, ne serait-ce que parce que lui-même évoque la difficile distinction entre le passé simple et l’imparfait, par ex. ;
  • la relecture imparfaite (ainsi des répétitions du DMIS ou de la grand-mère à l’escargot) ;
  • l’économie rythmique du récit, et hop, parfois chaotique (ainsi de la première partie, peut-être un peu longuette, ou surtout de la dernière partie lâchant le fil narratif comme pour tasser in extremis ce qui n’a pu être mis jusque-là, ce qui suscite un déséquilibre certain et une possible frustration après la linéarité chronologique construite jusque-là).

Certes, cet aspect un peu brut de décoffrage peut coller au cliché d’un « premier livre écrit en français par un Français d’origine allemande » ; mais il ne rend pas justice du propos intelligent, drôle et stimulant proposé par l’auteur. Ce nonobstant, que les curieux se rassurent : en lisant Frank Gröninger, on ne finit pas par se demander comment on peut être Allemand. Faut pas exagérer. Ça, on l’a toujours su. On le sait depuis toujours. On est Français, vertuchou ! Par exemple, la bouffe allemande, c’est lourd, sinon, ce n’est pas de la bouffe allemande : même les énarques le savent, c’est dire (213).
En revanche, Douce Frankreich rend sensible l’idée que, peut-être, en dépit des évidences, ou à cause d’elles, ou grâce à elles, fût-ce à une époque où, en Occident, les flux migratoires relativisent de façon évidente la notion d’identité liée à un pays (l’auteur esquisse la question avec tact autour de la p. 223), habiter sa nationalité, avec

  • ses sous-entendus,
  • ses réalités,
  • ses faux-semblants,
  • ses singularités,
  • ses excès,
  • son autosatisfaction et
  • ses insatisfactions,

es ist ein weites Feld (185).
Par conséquent, si l’on a survécu à ce compte-rendu étouffe-chrétien (246), on pourra donc lire avec amusement et intérêt Douce Frankreich, écrit par celui qui est l’un de nos compatriotes depuis 2019, avant de compléter cette lecture par l’excellent Un Français en Chinafrique de Vincent Robin-Gazsity, qui creuse avec finesse et humour la question de trois frottements identitaires entre Français, Chinois et Gabonais.


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