Domenico Severin et Roselyne Quémin, « Orgue en Caraïbes » (Appassionato)
Donner à entendre pour la première fois sur disque l’orgue Cattiaux de la cathédrale de Basse-Terre en profitant d’un récital in situ pour faire coup double : voilà le défi que s’est lancé Domenico Severin presque tout seul comme un grand, sur son propre label. S’il a concédé une touche locale en invitant pour quelques duos la saxophoniste martiniquaise Roselyne Quémin (on sait que les duos orgue et saxo se développent, aussi bien au Québec, avec notamment Sophie Poulin de Courval et Jacques Boucher, que sous nos latitudes avec l’excellent Pierre-Marie Bonafos ou l’enthousiasmant tandem russe formé par Anna Homenya et Dmitri Ouvaroff), il a tenu à concevoir un récital de démonstration sans affectation spécifiquement caribéenne. À la lecture du programme, on pourrait être perplexe devant l’association entre musique baroque et musique contemporaine, n’eussent été
- un principe général (celui du disque-démonstration affichant la palette de l’orgue enregistré) et
- un principe particulier (celui de l’interprète revendiquant « l’exploration de nouvelles sonorités, des équilibres de l’instrument et, surtout, le plaisir de l’écoute », contre les diktats musicologiques censés présider au choix des titres interprétés).
Si la set-list embrasse large, elle ne saurait être taxée de fourre-tout pour autant : bien sûr, le « Choral du veilleur », la Sinfonia de la cantate BWV 29, un noël-tube de Daquin, mais aussi du Nosetti, du Ålberg, du Jolivet et du Severin : pas vraiment une litanie d’encores favoris ! Surtout, elle inclut des pièces variées à l’aune du quadruple Domenico Severin :
- le virtuose incontesté ne craignant point les classiques,
- l’Italien invétéré vénérant sa prime patrie,
- le compositeur attaché à jouer son travail et la musique de collègues vivants, et
- le curieux de répertoires peu fréquentés.
La fête commence avec la Sinfonia de la cantate BWV 29, proposée dans la transcription pour orgue d’Alexandre Guilmant. Le tempo raisonnable substitue la clarté au brio tape-à-l’œil parfois privilégié. Les amateurs d’organiste s’ébrouant pour nous faire profiter de leur virtuosité clinquante passeront leur chemin. Ces 4’45 rendent hommage à la rigueur efficace de Johann Sebastian Bach dont l’interprète s’attache à souligner l’articulation derrière l’apparente austérité de la registration unique, nous convainquant in fine que la solennité habille bien la symphonie d’une cantate destinée à rendre grâces à Dieu.
Après un silence peut-être trop bref, choix de montage final reproduit systématiquement, le choral « Wachet auf, ruft uns die Stimme » [Réveillez-vous, nous crie la voix] (BWV 645), redoutable exercice en trio, bénéficie de la même solidité d’exécution, qu’acidulent – eh oui – çà et là
- des rythmes presque pointés,
- des accentuations,
- de larges respirations et
- des spécificités d’articulation
trahissant, et c’est heureux, la patte Severin : rigueur, oui (malgré ses airs de savant fou, le zozo n’est pas réputé pour ses excentricités musicologiques !), mais interprétation toujours.
Troisième proposition pour boucler le triptyque Bach proposé en guise de péristyle, « Kommst du nun, Jesu, von Himmel herunter » [Viens, Jésus, descends maintenant du ciel sur la Terre] (BWV 650) est le dernier choral Schübler, le premier étant le BWV 645. L’énergie et l’allant de ce trio séduisent plus qu’ils n’impressionnent malgré le haut degré de technicité exigé par cette pièce. Ils confirment aussi, cornet en avant, qu’il est raisonnable d’interpréter du Bach sur des orgues non contemporains du compositeur – ainsi que l’avait illustré, par exemple, Jean-Luc Thellin dans les premiers volumes de son intégrale suspendue (Organroxx), où il explorait avec talent quelques exemplaires splendides claqués par la manufacture Dominique Thomas avant que des soubresauts ne saisissent tant la manufacture que l’intégrale en cours.
Première curiosité du programme, le Dixième noël de Louis-Claude Daquin sur « À la venue de Noël » permet une exploration sautillante de facettes nouvelles de l’orgue. L’auditeur peut ainsi goûter
- la variété des sonorités de détail,
- le jeu entre les différents claviers,
- la spatialisation de la prise de son.
L’interprète brille personnellement grâce
- aux inégalités bien senties,
- à l’intégration des ornements dans le discours,
- à son travail sur les liaisons, les attaques et les détachés.
Or, sur ces variations approchant les 6′, il s’agit de créer des couleurs à la fois assez différenciées et assez cohérentes afin de capter les esgourdes et ne les plus lâcher.
- L’organiste,
- l’orgue et
- la partition
passent l’épreuve sans coup férir.
L’atavisme italien de Domenico Severin se faufile dans les chants de la nuit caribéenne (l’artiste évoque des grenouilles quand nous croyions ouïr des grillons) grâce à la « Bergamasca » de Girolamo Frescobaldi. Cette petite musique de nuit met en lumière les jeux de fond de l’instrument. Sur un orgue a priori peu approprié à ce type de musique, dans lequel on attend des archétypes historiques, le musicien parvient à créer des sonorités délicatement variées pour chaque déclinaison du thème, malgré quelques facéties techniques (3’20), sans doute destinées à vérifier si celui qui se prend pour un critique a vraiment écouté le disque. Tour à tour
- modeste,
- mystérieux et
- fanfaron ayant goût à plastronner,
le Cattiaux de 2018 est un compagnon intéressant et digne pour cette musique écrite quelque quatre siècles plus tôt.
Le contraste est attendu avec la Fantaisie en la mineur de Thomas Åberg, compositeur né en 1952. En réalité, la musique du compositeur suédois est très tonale et procède sur le développement d’une cellule initiale fonctionnant autour d’une marche descendante. Le spectre des registrations accentue le charme pimpant de la première partie, avant que les bassons de pédale ne reprennent le thème autour d’un plein jeu composé par l’interprète. Une méditation s’ensuit, marquant le centre de la pièce. Elle pousse à dialoguer les jeux presque ondulants avec les registres plus aigus. Le retour au forte annonce la seconde partie de la symétrie.
- La lisibilité de la construction,
- la simplicité des harmonies et
- l’ajout d’une coda plus retenue osant une fin piano,
loin de sombrer dans la mièvrerie, permettent une exploration des possibles de l’orgue à la fois originale et accessible à toute oreille.
Le saxophone surgit à l’occasion d’Adiemus, extrait de Songs of Sanctuary (1994) de Karl Jenkins, né en 1944 – originellement une œuvre de près d’une heure pour chœur de femmes et ensemble orchestral. Une harmonisation joliment troussée enveloppe un thème de style populaire fondé sur des notes répétées que reprend l’orgue après l’exposition de l’anche, chargée de dialoguer en miroir. Intrinsèquement, la pièce n’est sans doute pas la plus palpitante du lot, mais
- son côté basique assumé (privilégiant par exemple des modulations et des répétitions aux développements),
- son refus de falbalas modernistes,
- sa dernière partie aux faux airs de fade-out improvisé et
- l’équilibre entre les deux instruments trouvés par les musiciens
se fondent parfaitement dans la dynamique du programme proposé jusqu’ici.
L’orgue reprend le lead pour l’Élégie sur un air folklorique américain de Massimo Nosetti (1960-2013). Après l’exposition du thème, un premier développement fait courir l’air des claviers aux anches de pédale. Le cornet énonce alors de nouveau la mélodie. Un à-coup fracture cet agencement ficelé avec un artisanat consommé. Par la zébrure ainsi ménagée, se faufile un crescendo majestueux ménagé avec habileté par l’organiste, avant que le son ne s’efface, progressivement, au long d’une coda bien troussée.
Domenico Severin enchaîne sur la transcription d’un tube espagnol que sont les Recuerdos de la Alhambra de Francisco Tarrega. Les notes répétées avec la liberté de la guitare font joliment reluire les jeux flûtés qu’abrite la cathédrale de Basse-Terre. Cette curiosité pour le moins inattendue rafraîchit ce récital caribéen et traduit l’originalité de son concepteur. Même si des organistes férus de transcription – Esther Assuied en tête – s’intéressent à Ennio Morricone, l’on n’avait jamais ouï non plus le « Hautbois de Gabriel » extrait de la bande originale du film Mission, dans une version dialoguée pour orgue et saxophone au trémolo imitatif des vibrations de l’original. C’est chose faite, et bien faite pour un mélange heureux entre musique savante et musique populaire – typique du travail d’Ennio Morricone et caractéristique du présent récital.
Mort en 2013, Jean-Michel Damase n’est pas le plus connu des compositeurs pour orgue, et il est joyeux que Domenico Severin nous offre l’occasion de découvrir – ô inculture, quand tu me tiens – l’une de ses quatre Pastorales.
- Riches harmonies mutantes,
- atmosphères mouvantes,
- couleurs délicates mais certes pas gnangnan
laissent entendre le métier du créateur et le soin apporté à sa restitution par l’interprète.
Plus fréquenté, le remix du Concerto en ré mineur d’Antonio Vivaldi par Johann Sebastian Bach (BWV 596). Les jeux flûtés font merveille dans le début de l’Allegro ainsi qu’est considéré le premier mouvement. La fugue rappelle si besoin que l’interprète sait allier virtuosité et musicalité. Le Largo e spiccato ternaire, solo avec accompagnement, montre peut-être les limites de l’instrument dans ce type de musique tant les fonds semblent soudain prosaïques – la platitude de la musique peut jouer, il est vrai. Le dernier mouvement envoie du décibel et de la promptitude. La mécanique est assez bien réglée pour ne pas craindre les notes répétées. Les anches de 16′ à la pédale ne sont pas d’une extrême délicatesse, mais elles donnent de l’ampleur à cette partie jusqu’à l’ultime tierce picarde.
Enquillent deux extraits des Cinq interludes pour orgue d’André Jolivet, mort en 1974. Les registrations de l’introduction, manualiter, et de l’interlude choisis, tous deux plongés dans une profonde méditation que rehausse une harmonie envoûtante, sonnent remarquablement bien, sachant paraître à la fois profondes et incisives. Le saxophone revient pour un Andantino et Calmo de Gilles Martin, pianiste et saxophoniste né en 1971. Adaptées d’un duo pour piano et sax visant « la fin du premier cycle », ces deux billevesées jouent à plein le plaisir de la mélodie et de la concision. L’ambiance caribéenne créée par les grésillements animaux ajoute au charme de cette musique faite sérieusement sans se prendre au sérieux.
Deux extraits de la Pop Suite de Daniel Hellbach, professeur de piano né en 1958, encadrent une pièce de Domenico Sverin. « Latin », laisse le lead au sax, tout en veillant à lui permettre de dialoguer parcimonieusement avec l’orgue-piano. Le son chaleureux de Roselyne Quémin et la légèreté digitale de Domenico Severin donnent un peu de piquant à cette pièce mignonne et évanescente.
Ne le nions pas : on est moins dans la rigolade avec « Jesu dulcis memoria » du signor Domenico Severin (né en 1967, on peut le dire à présent qu’il intervient aussi comme compositeur), plutôt réputé pour sa musique riche et complexe que comme griffonneur de bluettes. Sa proposition ambitieuse rassérène l’auditeur qui trouverait certaines compositions sympathiques mais guère nourrissantes à la longue. Le projet tournicote autour d’une hymne grégorienne louant le doux souvenir de Jésus dont la présence suave donne de vraies joies au cœur. Après un puissant éclat, motif récurrent de l’ouvrage, l’hymne apparaît à la pédale selon une modalité d’exposition qui n’est pas sans évoquer Maurice Duruflé lui-même. Bientôt égrenée dans l’aigu, l’hymne est ensuite secouée par des réharmonisations interrogées par la voix céleste avec effets de boîte harmonique sur un procédé que le compositeur appelle « gouttes de sang rappelant la passion du Christ ». Un double canon, rythmé par des notes répétées, se laisse de nouveau zébrer par un tutti rageur permettant d’apprécier les différents plans de l’orgue. Concis, certes (5’20), mais aussi séduisant que diablement efficace.
En bis, « A Dream » de Daniel Hellbach paraît un brin superfétatoire mais permet de conclure avec la saxophoniste sur une mélopée plaisante à défaut d’être pleinement passionnante. C’est donc sur sept secondes de chant de grenouilles que s’achève un disque porté par
- une belle prise de son,
- une set-list personnelle et
- un projet qui dépasse, de loin, la simple découverte d’un orgue caribéen.
En conclusion,
- la présence de valeurs sûres du répertoire organistique,
- la découverte de raretés et
- l’insertion de pastilles sucrées avec saxophone obligé, sans doute pour faire respirer l’auditeur entre deux pièces sérieuses pour orgue seul – les auditeurs préférant des pièces ambitieuses pour orgue et saxo se tourneront plus volontiers vers la musicalité d’Anna Homenya et Dmitri Ouvaroff dans Michat, Piazzolla, Glazounov, Taneïev ou Sorokine pour une miniature toute fraîche,
rendent l’écoute voire l’acquisition de cet album plus que chaudement recommandables car son écoute est un plaisir couvrant largement les soixante-dix sept minutes de musique annoncées.
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