Diana Damrau et Valery Gergiev, Philharmonie de Paris, 7 février 2020
Voilà bien une représentation placée sous un triple signe.
- D’abord, la starification, qui n’épargne pas le chobiz classique – et pourquoi l’épargnerait-elle ? Ce vendredi soir de vacances parisiennes, l’hypersoprano Diana Damrau et le superchef Valery Gergiev débaroulent à Paris, accompagnés par le Philharmonique de Munich. La date est bien sûr blindée depuis long de temps.
- Ensuite, le regret. Diana Damrau vient chanter les Quatre derniers lieder de Strauss… qu’elle eût dû chanter quelques semaines plus tôt en version piano – voix… avant d’annuler comme elle le fait souvent.
- Enfin, le business. La soirée est filmée par d’encombrantes caméras qui bougent donc dérangent ; elle s’ouvre par une annonce relative à la vente-dédicace express de la colorature pendant la mi-temps ; et elle pose, lors de la première partie, la question gênante des concerts enregistrés. Nous verrons pourquoi – quel suspense !
Vier letze Lieder (WoO 150) de Richard Strauss
En ouverture de programme, le tube straussien entendu ici ou là, par exemple. Comme de coutume, l’on s’agace de ce que la production ne daigne pas offrir de sous-titres aux spectateurs. Certes, le programme de salle – offert, soulignons-le avec reconnaissance – contient le texte et sa traduction ; mais, puisque le matériel électronique est sur zone, pourquoi priver les spectateurs de ce confort ? D’autant que les poèmes chantés n’ont pas seulement un intérêt narratif : ils dialoguent de façon signifiante avec la partition, par
- leur parallélisme,
- leur apparente contradiction,
- leur mise en tension,
- leur épuisement,
- leur effacement,
- leur entrelacement, etc.
Ainsi du « Printemps » dont la « présence bienheureuse » contraste avec les errances de Herman Hesse « in dämmrigen Grüften » (dans des cimetières ténébreux). Hesse structure son propos en trois temps :
- le fantasme du poète qui imagine et rêve au bonheur du printemps ;
- la venue du printemps qui replonge le « je » diégétique dans l’inquiétante magie du cosmos qui se présente « wie ein Wunder vor mir » (comme un joyau devant moi) ;
- l’inclusion orgasmique du narrateur dans la Nature qui l’attire « tendrement » jusqu’à ce qu’un « frisson parcourt » son corps.
La musique de Richard Strauss accompagne précisément ces mutations poétiques. La soprano à la nouvelle teinture polychrome chante droit, avec aisance, sans emphase. On regrette que la direction stéréotypée de Valery Gergiev, entre frémissements de cure-dent et vaguelettes digitales, ne laisse pas la poésie respirer en dialoguant avec la résonance et le silence ; toutefois, d’autres pourront estimer que cette apparente sécheresse déromantise à dessein ce premier volet, permettant à l’émotion de sourdre de la note et non de l’effet. Encore heureux que la musique reste affaire de goût !
Le deuxième épisode, « Septembre« , efface le poète ou, plutôt, par manière de prosopopée, lui substitue l’été qui « langsam tut er die grossen müdgewordenen Augen zu » (lentement, ferme ses grands yeux à présent las). Cette humanisation du temps qui passe est traduite par Diana Damrau à travers
- son attention au texte,
- un souffle exceptionnel et
- une époustouflante maîtrise des changements de registre.
Quand l’orchestre est bien guidé, il est capable de nuancer avec subtilité, illustrant la virtuosité de ses membres – ainsi des cors dont le son somptueux fait écho au grave riche de la cantatrice.
Le troisième moment, « Au coucher« , s’en remet au « Zauberkreis der Nacht » (cercle magique de la nuit) pour « flotter librement ». Ce flottement, Lorenz Nasturica-Herschcowici, premier violon dont l’amusante coiffure a des allures perruquées, le rend en dialoguant avec la vedette du soir. Derrière le ton retenu pointe le souci de rendre la quête complexe du lâcher-prise consubstantielle du sommeil qu’évoquent les vers de Herman Hesse. Dans cette perspective, les variations d’intensité dont est capable Diana Damrau, feat. de superbes et audacieux piani, sont des modèles du genre.
Le quatrième moment, « Au crépuscule« , sur un poème de Joseph von Eichendorff, trahit le sens profond de ces quatre textes – ce sens, c’est la lassitude, l’épuisement dans la fausse ataraxie du sommeil, source des interrogations sur : « Ist dies etwa der Tod ? » (Serait-ce cela, la mort ?). L’empathie entre la chanteuse et l’orchestre semble enfin s’épanouir pleinement. Plus que sur l’explosivité démonstrative, la chanteuse travaille sur les attaques et les tenues. En écho, l’orchestration est valorisée par
- de grands cors,
- des bois au taquet et
- des cordes chaleureuses.
Alors, d’où vient cette nuance dans notre enthousiasme ? De la problématique commerciale susmentionnée, d’autant plus importante que des vedettes sont à l’œuvre. Expliquons-nous : admirable est la voix ; monstrueuse, la maîtrise de la partition et du chant. Reste que, du fond du second balcon, Diana Damrau donne souvent l’impression de s’adresser en priorité aux micros. En clair, le son peut paraître trop intimiste pour cette grande salle. Sur bande, cela sera sans doute magnifique ; mais il est dommage d’oublier que la priorité devrait rester le direct.
La cinquième symphonie de Gustav Malher
À la mi-temps, nous souhaitons bon courage à nos malheureux compères du sixième étage qui souhaiteraient se soulager : dans les lieux d’aisance que nous visitâmes avant le show, il y avait une cabinette par sexe – crotte (de nez) architecturale s’il en est et, apparemment, il en est.
D’autant que la cinquième symphonie de Gustav Malher est un gros morceau d’une heure un quart. Le premier mouvement de cette pièce instrumentale (contrairement aux trois symphonies précédentes, impliquant la voix) est un golden hit qui exige précision et cuivres en feu. Ce soir, on apprécie la pertinence des trompettes et le soin apporté aux transitions de cette quasi rhapsodie. Le tempo mesuré choisi par Valery Gergiev permet d’articuler la gravité de cette marche funèbre, digne de Siegfried, avec l’ironie sporadique des trompettes bouchées et de la musique de kermesse. Les passages entre tutti et soli sont singulièrement bien rendus.
Le deuxième mouvement, « orageux et animé avec la plus grande véhémence » fait souffler d’emblée la tempête. Les cordes en général puis les violoncelles en particulier prennent langoureusement le pouvoir. L’orchestre s’ébroue un temps avant que les violoncelles n’attendent de nouveau, avec Isolde, qu’arrive le bateau tant espéré. Quand la tension revient, le chef la modère, permettant à l’orchestre de guider l’oreille et d’assurer la continuité du mouvement à travers
- fanfares,
- decrescendi et
- résurgences jusqu’au silence (provisoirement) définitif.
Le troisième mouvement, un scherzo « vigoureux mais point trop prompt », fait la part belle au cor solo qui se lève, soutenu par ses collègues suisses. Par fumerolles s’échappent des souvenirs de valses peinant à s’évanouir autant qu’à s’épanouir, et hop (un peu de slam-rap, ça pourrait me valoir une subvention du ministère de l’Inculture, qui sait ?). Les nuances de l’orchestre avivent l’intérêt de l’opposition entre cordes et cuivres, qu’arbitrent discrètement les bois. Les contrastes sont sains, les tenues sont belles, le rythme ternaire est judicieusement caractérisé. Il y a de la grâce et de la puissance, de l’ampleur et de la finesse. Cuivres et percussions dramatisent à dessein les crescendi jusqu’au tutti final. Tout cela, et ça n’est pas peu, comme dirait un certain François, est maîtrisé, ce qui a l’inconvénient – ce n’est jamais foufou – des avantages – c’est solide et brillant.
Le quatrième mouvement est l’autre tube du monument. Orchestre et harpe posent avec grâce les dissonances qui parent cet Adagietto « très lent ». Le sens des inflexions et des nuances de la phalange bavaroise rend raison de l’art de l’orchestration et de l’harmonisation selon Malher, même s’il n’est pas toujours simple de garder le même influx entre deux énonciations du motif principal.
Le cinquième mouvement, un « rondo-finale allegro », est marqué par le réveil des cuivres et des bois. Les cordes en profitent pour tenter un fugato. Les graves grondent à souhait, complétant la suavité des cordes dans les autres registres. On apprécie une fois de plus l’orchestre pour
- la variété des intensités,
- le sens des contrastes,
- la qualité des musiciens et
- les bonnes synchronisations,
mais il nous manque, ici comme ailleurs, le côté explosif ou survolté qui saurait nous emporter sans faiblir dans cette grande aventure. Cette limitation ne semblant pas due à la virtuosité remarquable ni à l’investissement des musiciens, solistes ou tuttistes : elle est sans doute une marque de la direction, disons : de l’esthétique gergievienne. Certains en apprécieront la pondération. D’autres, et nous en sommes, regretterons de ne pas entendre, derrière le métier, la saine fougue et la féérique électricité qui pourraient embraser de nombreux passages donc pimenter les moments moins enflammés.
En conclusion
Prédomine l’impression d’avoir assisté à une soirée de haute tenue qu’il convenait de terminer, pour revenir à la vraie vie, en prenant le tramway 3b, cette étrange cour des miracles où l’on croise parfois, avec étonnement, des humains connaissant les codes de la politesse et n’étant de surcroît ni complètement bourrés, ni mendiants. Une autre forme d’expérience, aussi radicale qu’un concert symphonique feat. deux stars, sans nul doute !